Introduction

 

Pourquoi ai-je choisi de travailler, pour un mémoire de théologie, sur Marcel Légaut, auteur marginal, s’il en est, dont on ne sait pas bien s’il faut le qualifier de théologien? C’est de ce choix dont je voudrai rendre compte dans cette introduction, avant de m’expliquer sur le titre retenu et enfin de réfléchir sur le caractère théologique de la pensée de Légaut, à titre d’introduction à son oeuvre.

A l’origine de ce mémoire, se trouve, plus qu’une idée, une rencontre; une rencontre avec Marcel Légaut, à travers ses livres, rencontre qui fut pour moi une découverte. Je le lis depuis 1991, et j’ai rencontré à travers ses livres un homme qui se livre avec vigueur et ténacité aux exigences de la pensée et de la vie spirituelle. Un homme qui écrit à partir de ce qu’il vit, de ce qu’il est, essayant de rendre compte, dans la rigueur et la précision d’un dire marqué par sa formation mathématique, de ce qu’il découvre par son expérience de croyant du XX ème siècle. Sa prise au sérieux de la nouveauté que représente la condition chrétienne dans la modernité m’a aussi attirée, à partir de l’idée, acquise au cours de ma formation philosophique, que je ne pouvais plus rendre compte de ma foi dans les catégories qui furent celles de saint Thomas. Mais, plus encore, la prise de conscience qu’il n’est plus possible d’être croyant au XX ème siècle de la même manière que dans les siècles précédents m’a conduit à lire Légaut. Ne décrit-il pas si souvent, la nécessaire, et peut-être même l’essentielle mutation que l’Eglise doit connaître pour accomplir sa mission aujourd’hui? C’est d’ailleurs de la lecture de Mutation de l’Eglise et conversion personnelle au cours de l’été 1995, que m’est venue l’idée de faire un mémoire sur la place de l’Eglise chez Légaut, sujet encore peu exploré.

Son oeuvre semble un peu oubliée aujourd’hui, comme en décalage par rapport aux préoccupations immédiates des chrétiens. Est-ce parce qu’elle est déjà dépassée, ou parce qu’elle est encore trop prophétique aujourd’hui? Peut-être un peu les deux. Pourtant, Légaut me semblait poser des questions essentielles que l’Eglise devrait entendre pour exercer sa mission dans le monde moderne. En même temps, j’étais embarrassé par un certain nombre d’aspects de sa pensée qui me semblait peu conformes à ce que j’avais appris de la tradition de l’Eglise par quinze ans de vie chrétienne et six années d’études théologiques. C’était donc aussi un discernement que je souhaite accomplir par ce mémoire. Comprendre ce que voulait vraiment dire Légaut sur l’Eglise, ce qu’il pouvait apporter à un chrétien soucieux de l’avenir de l’Eglise dans notre monde, et former ma propre pensée à partir de la sienne, voilà quel est ici mon projet.

Cependant, au cours de mon travail, et de manière relativement récente, il m’est apparu nécessaire de préciser mon angle d’attaque sur l’Eglise, par la prise de conscience de la multiplicité des questions qui pouvaient se poser sur l’Eglise dans la pensée de Légaut. Il m’a fallu définir une problématique plus précise: Eglise et expérience de foi dans la modernité. L’essentiel du christianisme, que Légaut entend remettre en valeur, c’est-à-dire le mouvement de foi dans sa transcendance par rapport à toute forme instituée peut-il être séparé de l’Eglise qui en est le porteur dans le monde? La condition de l’homme moderne ne conduit-elle pas à un risque de séparation entre foi et Eglise? Et si on considère cette séparation comme néfaste, ne faut-il pas penser d’une manière nouvelle le rapport entre l’expérience de foi et la mission de l’Eglise, en prenant en compte plus radicalement le tournant que représente la modernité? En quoi Légaut nous aide-t-il dans ce travail proprement théologique? Telle est la problématique que je tenterai d’élaborer dans la troisième partie. Auparavant, il est nécessaire de présenter et d’analyser l’oeuvre de Légaut, en orientant cette présentation à partir des deux pôles qui structurent cette réflexion: la foi et l’Eglise. Ce sera l’objet de la première partie. Quant à la seconde, elle offrira une réflexion sur la situation de Légaut dans l’Eglise et sur la manière dont l’Eglise peut recevoir aujourd’hui ses intuitions. Elle sera plus un discernement sur la forme que peut prendre une réception de la pensée de Légaut, non pas évidemment en tant que ces intuitions viennent de Légaut, mais en tant qu’elles posent des questions pertinentes sur la situation actuelle de l’Eglise et sur son avenir. Enfin, la dernière partie s’attachera plus à un discernement sur le fond, à partir de la problématique qui vient d’être esquissée.

Mais, avant d’entrer dans la présentation de l’oeuvre de Légaut, il convient de se poser la question du statut qu’on peut accorder à cette oeuvre: S’agit-il d’une oeuvre théologique, ou faut-il la placer plutôt dans la catégorie des témoignages et des oeuvres de spiritualité? La réponse n’est pas simple, car Légaut récuse le qualificatif de théologien. Il affirme n’écrire qu’à partir de son expérience, de ce qu’il vit et il se refuse à faire oeuvre de spéculation doctrinale. Il considère ses ouvrages comme une expression de son expérience humaine et spirituelle: " Ce que je vis, je le dis, sans aucune dissimulation, sans aucune extrapolation ". Mais il y a bien dans l’oeuvre de Légaut, à partir de son expérience, une élaboration théologique, une conception de la foi, de la vie chrétienne, de la mission de l’Eglise, qu’il voudrait universelle. Si on définit avec Claude Geffré la théologie comme " une réinterprétation créatrice du message chrétien ", il faut affirmer que Légaut fait de la théologie. Lui-même le reconnaît d’ailleurs:

"  Mon oeuvre n’est pas conditionnée par une anthropologie et une théologie posées a priori...Cependant, sous-jacent à l’ensemble de mes livres, d’une façon non visible au début mais, par la suite, de plus en plus claire, une certaine philosophie, une certaine théologie se sont peu à peu fait jour. Celles-ci, je dois le reconnaître, à mesure que les années me conduisaient à m’approcher de mon propre mystère, n’ont pas été sans avoir une influence croissante sur le cours de ma vie et sur mes manières de dire. Cependant, cette place est restée toujours seconde malgré son importance grandissante ".

Peut-être convient-il de distinguer ici deux sens du mot théologie. D’un côté, Légaut parle de la théologie comme un système de pensée déconnecté de l’expérience. C’est pour cela qu’il s’en méfie. Mais d’un autre côté, on peut considérer la théologie comme une oeuvre de compréhension fondamentale de la réalité chrétienne, prétendant à une certaine universalité. C’est ce que fait Légaut, dans la mesure où il considère qu’il atteint un universel par l’approfondissement de son expérience. Mais cette théologie n’est pas sans renversement par rapport à la manière traditionnelle de faire de la théologie. Légaut fonde la théologie sur l’anthropologie et l’anthropologie sur l’expérience singulière. Le point de départ de son discours sur Dieu est son expérience de l’intériorité, sa prise de conscience de la vie spirituelle. Il pose ainsi le dilemme qu’il perçoit entre deux attitudes radicalement opposées:

" Pour le dire autrement, brutalement, sans les nuances nécessaires qui montrent ce que ces options opposées ont de commun sans cependant aller jusqu’à les unir dans la confusion: est-ce de la théologie, première donnée due à une réflexion sur la religiosité instinctive et à une Révélation éventuelle, quels que soient son mode et sa présentation, que doit être tirée logiquement une anthropologie capable d’épouser la totalité de l’homme dans son faire et dans son agir, dans ce qu’il subit et dans ce qu’il accueille, ou à l’inverse est-ce d’une anthropologie, fruit toujours à faire mûrir de la recherche menée à bien par l’homme sur lui-même et sur sa condition dans l’histoire, que doit naître la théologie où l’action divine en lui, dégagée de toute idée a priori, instinctive ou conceptualisée sur Dieu, est reconnue dans sa réalité singulière? "

Comment interpréter cette opposition et ce renversement préconisé par rapport à la théologie. Il nous semble que ce dont il s’agit avant tout, c’est de comprendre la révélation à partir de ce que l’homme en vit dans la foi, au lieu de comprendre la foi à partir d’une révélation supposée toute donnée, hors de l’expérience et alors nécessairement conceptualisée. Il s’agit de revenir à l’expérience fondamentale qui conduit l’homme à se poser la question de Dieu, et cette expérience, pour Légaut, ce n’est pas, du moins dans la modernité, la question d’une révélation de Dieu à l’homme, mais c’est la question du sens de la vie. C’est dans son expérience, en tant qu’elle est spirituelle que l’homme découvre que Dieu existe, et peut atteindre à une relation à lui. Ce renversement de la méthode théologique se marque par une disparition quasi totale du vocabulaire théologique, qu’il considère comme usé et devenu souvent insignifiant:

" J’ai en effet systématiquement écarté de mon écriture les expressions qui, même lorsqu’elles ne sont pas usées et banalisées par un usage inflationniste, reçoivent leur sens et leur poids ordinaires de l’utilisation précise et immuable qu’on en fait dans les exposés classiques de la doctrine, lesquels les enchâssent mais aussi les momifient. Je leur ai préféré des mots de la langue courante auxquels j’ai donné une signification particulière dont j’attends qu’ils portent encore l’aura des activités spirituelles toutes de recherche dont ils sont issus et sans laquelle ils ne relèveraient encore que d’une nouvelle logomachie ".

Aussi la lecteur de Légaut doit-il accepter d’entrer dans un mode de penser et de s’exprimer qui est propre à l’auteur, et accepter de ne pas retrouver dans ses ouvrages la conceptualité habituelle de la théologie. En tous cas, il y a une cohérence entre cette transformation du vocabulaire et le renversement méthodique proposé à la pensée chrétienne. Pour le théologien, il y a là un travail d’exode: sortir d’une certaine conceptualité, parfois consacrée par la tradition, renoncer à l’évidence d’une Eglise qui nous domine de ses deux milles ans d’histoire, entrer dans les recherches exigeantes et sans complaisance d’un chrétien volontiers critique, mais d’abord spirituel; cela s’impose-t-il vraiment à celui qui se dit théologien, et pour trouver quelle terre promise?