Par où entrer dans loeuvre de Légaut? Il semble quil faut chercher dans son grand diptyque la clef de sa pensée. En 1970 et 1971, il publie en effet deux livres qui auraient dû nen faire quun: il sagit de lhomme à la recherche de son humanité et de Introduction à lintelligence du passé et de lavenir du christianisme, dans lordre logique, qui ne fut pas lordre de publication. Cest là que se trouve le centre, les intuitions maîtresses de la pensée de Légaut. Cest là quapparaît la nouveauté de sa pensée.
I. Laccomplissement humain
Tel devait être le titre du livre de Marcel Légaut. Ce chapitre sera consacré à la première partie, qui présente laspect proprement humain de sa recherche spirituelle, tandis que la seconde est consacrée à laspect spécifiquement chrétien. Mais Légaut insiste sur limpossibilité daborder la seconde partie avant la première. En effet de grandes catégories y sont présentes qui structurent lensemble de sa pensée. Le chrétien senracine dans lhumain.
I.1. La question du sens de la vie se pose aujourdhui
dune manière nouvelle.
Dès le début de son livre, Légaut indique clairement son projet:
" En ces temps de mise en question de toutes les valeurs qui ont permis jadis de donner sens à la vie, lhomme na pas de tâche plus urgente que la recherche dun sol ferme pour assurer ses pas. [...]
Sans doute est-ce finalement en lui-même que pour son usage lhomme doit trouver cette base de jugement et de décision ".
Nous sommes ici devant une démarche de type cartésien, la recherche dun fondement solide. Mais ce qui est en question, ce nest plus seulement la possibilité de la connaissance, comme chez Descartes, cest la possibilité du sens. Cette mise en question du sens est liée à la rupture de la modernité, qui a remis en question toutes les institutions qui donnaient du sens à la vie humaine. Tout ce que lhomme reçoit peut être mis en cause. Mais le besoin de sens demeure dautant plus que la vie moderne libère lhomme du souci de sa subsistance immédiate et lui permet donc de se poser la question du sens, sil ne cherche pas refuge dans le divertissement:
" A partir dun niveau suffisant dhumanité, lhomme éprouve la nécessité de chercher un sens à ses jours pour épouser sa destinée, lassumer, si ce nest pour la transformer extérieurement, au lieu de la subir aveuglément et dêtre tiré ainsi jusquà la mort. Cette nécessité lui est immanente comme le fait de vivre ".
Lhomme naît dans un milieu qui le conditionne. Il peut très bien se contenter de vivre, au jour le jour, pris par la quotidienneté de ses activités et de ses soucis sans chercher de signification à ses jours. Mais pour Légaut, il y a au fond de lhomme une question quil est à lui-même: " qui suis-je? ". Cette question se posera plus fortement à certains moments cruciaux de lexistence, quand lhomme est confronté à lamour, à la paternité, à léchec, à la mort. Deux voies sont possibles pour y répondre: " partir de la vision du Tout dont il se sait un élément ou découvrir en profondeur sa propre réalité ".
I.2. Lidéologie, adhésion à un système de pensée,
réponse insuffisant à la question du sens de la vie.
Dans la première voie, lhomme " donne sens à ses jours en adhérant plus ou moins explicitement, suivant sa vigueur intellectuelle, à un système de pensée qui attribue signification et valeur à lensemble dont il est consciemment membre. Nous appellerons ce système de pensée, quel quil soit, une idéologie ".
Légaut développe ensuite dans un chapitre les caractères de lidéologie: lidéologie a une prétention à rendre compte de la totalité du réel, et donc du sens de la vie humaine. Elle est du domaine de la croyance car elle dépasse largement ce que la science peut affirmer. Ladhésion idéologique absorbe totalement lhomme, qui souvent est amené à lui consacrer tous ses efforts et elle le protège contre lénigme quil est à lui-même. Lidéologie correspond à un besoin profondément enraciné en lhomme, "le besoin intellectuel de synthèse ", et cest la source de son pouvoir de séduction. En fait, lidéologie met lhomme sur le chemin de son humanité mais ne lui permet pas daller très loin, car elle est obstacle à lapprofondissement personnel. Elle lui propose " un système de pensée doublé dune manière de sentir ". Elle est la même pour tous les hommes et ne leur permet donc pas de découvrir leur véritable individualité. Le sens que propose lidéologie à la vie de lhomme nest pas encore le sens de sa propre vie. Ce sens lui permet simplement de se comprendre comme faisant partie dun tout. Cette analyse de lidéologie est importante pour nous car cest comme idéologie (avec la définition quil en donne ici) que Légaut pense la croyance telle que lEglise la propose, quand elle ne découle plus de la foi.
I.3. Lintériorité et la foi en soi:
découvrir le sens de sa propre vie.
a) La recherche spirituelle conduit à lintériorité.
Pour Marcel Légaut, le véritable moyen de découvrir le sens de sa vie est ce quil appelle la " recherche religieuse " dans Travail de la foi et la " recherche humaine " dans Lhomme à la recherche de son humanité. Dans les deux cas, il la définit en la distinguant de la recherche intellectuelle, qui a un objet défini, une méthode propre, et qui peut être menée en équipe. Au contraire, cette recherche na dautre objet que celui qui en est le sujet. Elle est question que lhomme se pose à lui-même: qui suis-je? Par elle, lhomme parvient à une présence à lui-même, à la découverte dune consistance fondamentale de son être, au-delà de toutes les contingences de son histoire, que Légaut appelle lintériorité, en prenant bien soin de la distinguer de la subjectivité.
" Il y a dans lintériorité une consistance, une durée, une unité quignore la subjectivité. Celle-ci est toute soumise en lhomme à son état intime, variable dun moment à lautre.[...] Lintériorité transcende la subjectivité, comme lauthenticité fait avec la sincérité, la fidélité avec lobéissance. Dans les réalités spirituelles, qui toutes sont incarnées, lordre supérieur ne peut pas exister sans lordre inférieur, mais lordre inférieur, même si par certains aspects il nest pas sans porter comme des signes de lordre supérieur, peut exister sans lordre supérieur ".
Lintériorité a ses exigences. Elle ne relève pas simplement de lintrospection. Elle nest pas simple développement de la subjectivité. Elle demande une rupture avec la dispersion quotidienne, le retrait des contingences de la vie, un travail dapprofondissement spirituel, une lucidité sans faille et une authenticité face à soi-même. Lintériorité ne doit pas être considérée comme un donné, ou un état, elle est un " effort persévérant ", une " démarche spirituelle ", que chacun doit mener pour lui-même. Légaut insiste beaucoup sur le caractère personnel de cette recherche. Nul ne peut la mener à la place dun autre. Il insiste aussi sur la possibilité de la découverte de cette intériorité, qui est en fait la possibilité de la liberté, liberté dêtre soi-même, liberté dêtre sujet dune initiative.
b) La foi en soi, prise de conscience de son intériorité.
Lachèvement de cette recherche intérieure est la découverte de la " foi en soi ", qui est pour Légaut lattitude fondamentale de celui qui a pris conscience de son intériorité:
" Elle est adhésion totale de lhomme à lui-même quand il se confronte avec lui-même, quand il est purement et simplement conscience qui se concentre sur soi, se réfléchit et se comprend. [...]
La foi en soi est laffirmation inconditionnelle, à nulle autre semblable, posée par lhomme adulte, de la valeur originale de sa propre réalité prise en soi, indépendamment de la considération de son passé et de son avenir. Elle na dautre contenu intellectuel que cette affirmation nue".
La foi en soi ne peut être atteinte en tout temps. Elle est issue de la découverte de la consistance propre de son intériorité et elle est faite dexigences et dappels propres à chacun et pourtant universels qui simposent à lhomme car ils sont le propre de son humanité. Pour Légaut, cest au coeur de la plus grande singularité que se rencontre luniversalité. Luniversalité ne peut être imposée à lhomme de lextérieur, car alors elle nest quune généralité qui relève de la doctrine et de la loi et qui donc est nécessairement particulière. Au contraire, " luniversel est en devenir chez tout être en approche de lessentiel de son humanité ". On a ici une clef de lanthropologie de Légaut: le propre de lhomme est sa capacité à atteindre son intériorité, au-delà de toutes les contingences et dy trouver le sens de son existence, sens qui lui est propre, qui forme lessentiel de son humanité et qui lui permet ainsi datteindre luniversalité. Ce postulat nest pas sans poser quelques questions: comment atteindre ainsi lintériorité? Quelle articulation entre lintériorité, ce qui est universel, et les contingences sociales et culturelle? Comment distinguer avec certitude intériorité et subjectivité?
c) Existence et carence dêtre.
Lorsque lhomme, par la recherche spirituelle, découvre son intériorité, il est alors en mesure dexister sans se contenter simplement de vivre. Légaut oppose ces deux termes - vie et existence - de la même manière quil oppose subjectivité et intériorité. Lexistence transcende la vie qui sécoule dans " le déroulement des états intérieurs et des événements extérieurs ". Lexistence est lunité de lêtre dans la durée et la consistance dans laquelle lhomme est appelé à sétablir. Cette exigence dexister, et pas seulement de vivre implique la prise de conscience de soi et laffirmation de la foi en soi. Elle conduit aussi à la découverte de sa " carence dêtre " qui est pour Légaut indissociable de la " foi en soi ":
" Ce que lhomme sait ne pas être, ne pas pouvoir être, et cependant devoir être pour humainement exister lui découvre sa carence dêtre ".
La foi en soi est la découverte de la grandeur de son existence qui transcende tout ce que lhomme vit. Lhomme demeure toujours pour Légaut un mystère à lui-même, il natteint jamais le sens de son existence dans une transparence totale. En même temps que quil découvre cette exigence dêtre, dexister, lhomme prend conscience de son impuissance radicale à être ce quil devrait être. Il y a une relation circulaire entre " foi et soi " et " carence dêtre ". La foi en soi nest donnée que dans la précarité et la distance. Lintériorité nest jamais atteinte de manière définitive, elle nest jamais possédée, mais elle est toujours à ressaisir et à approfondir. Elle nest pas quelque chose qui puisse être possédée dans la quiétude, parce que, en son fond, il y a la prise de conscience de limpossibilité de répondre à ses exigences par soi-même.
I.4. La foi en Dieu, inséparable de la foi en soi.
a) Atteindre Dieu par lintériorité.
Dans son approche de la foi en Dieu, Légaut part de la foi en soi et de la carence dêtre. Lhomme découvre en lui des appels, que Légaut appelle des motions intimes et quil distingue des mouvements instinctifs:
" Tandis que les désirs visent à entretenir la vie, ces appels et ces inspirations, tout en y contribuant aussi, la développent au-delà de ses possibilités, de ses besoins actuels, et même au-delà de ses horizons habituels ".
Ces appels ne sont pas entendus fréquemment, mais seulement à des " heures de plénitude exceptionnelles " où lhomme, en étant intimement présent à lui-même, prend conscience en lui dune action créatrice qui lui donne joie et lumière.
" Il les reçoit [ces inspirations créatrices] sans pouvoir les susciter, mais aussi sans les subir passivement. [...] Il doit leur attribuer une originalité liée de façon fondamentale à ce qui lui est en propre unique et incommunicable, à ce quil est.
Lhomme est ainsi amené à affirmer que ces motions sont en lui les manifestations dune action souterraine et sans visage, quil ne doit sous peine de la dénaturer, ni séparer de lui ni confondre avec la sienne. Cette action nagit pas sur lui comme une cause qui lui serait étrangère, tellement elle jaillit de son être même et en porte la marque indélébile. Dautre part, si elle opère au plus intime de lui-même, elle nest pas issue de lui, et ne dépend pas de lui comme ses activités instinctives et volontaires, que toutefois elle utilise. Aussi lhomme doit-il reconnaître que cette action lui est transcendante et en même temps intérieure comme si elle lui était proprement immanente ".
Lhomme découvre un appel, une présence créatrice qui est en lui sans être de lui et qui cependant ne peut pas être sans lui. Il est amené à y reconnaître la présence et laction de Dieu, mais sans pouvoir donner lui donner un contenu intellectuel particulier. Elle est simple affirmation de cette présence. Le Dieu de la foi nest ni le Dieu des philosophes, ni " le Dieu des croyances primitives et enfantines ". Cest une foi issue de lintériorité. " Cest à travers soi que le croyant atteint Dieu ". Ce qui est en question ici pour Légaut, cest luniversalité de la foi. Si Dieu ne peut pas être saisi à partir de lintériorité de lhomme, il est nécessairement soumis à des déterminations extérieurs, contingentes et particulières, il est du domaine du général. Mais cest aussi la crédibilité de Dieu dans le monde moderne qui est en jeu. Légaut réagit contre une vision extrinsèque de laction de Dieu, qui relève de la croyance primitive en Dieu. Pendant longtemps, des hommes ont découvert et reconnu laction de Dieu dans une providence extérieure, dans les événements de la nature ou de lhistoire. Cette conception relève pour Légaut de lidéologie, cest-à-dire dune explication de type général et elle est mise à mal par la science moderne, qui conduit beaucoup dhommes à lathéisme. La foi en Dieu a besoin aujourdhui dun nouveau fondement, qui ne peut être quen lhomme.
b) Questions sur le mouvement de foi.
Mais cette vision de Marcel Légaut pose un certain nombre de questions. Comment se fait le passage de la prise de conscience dune motion intérieure à lidée de Dieu? " ...à cause des exigences et des limites intrinsèques de ses cadres de pensée et de ses possibilités dexpression, il est amené à utiliser la notion de Dieu avec le caractère absolu dont on la chargée de tout temps et en tout lieu ". Lidée de " Dieu " fait partie de la culture, et lexpérience intérieure de lhomme est structurée par cette culture. Quelle est la correspondance qui existe entre ces motions intérieures et lidée de Dieu? Légaut est revenu sur cette question de larticulation entre " mouvement de foi et acte de formulation ". Il écrit:
" Dans lacte daffirmer que comporte la foi, il paraît indispensable de distinguer ainsi le mouvement de foi et lacte de formulation, même si en particulier quand il sagit de la foi en Dieu et de la foi en Jésus, la foi nest pas séparée, en général et en fait, de ladhésion à la définition dogmatique, cest-à-dire à la croyance ".
A plusieurs reprises, il sefforce de décrire et danalyser le mouvement de la foi en Dieu, en tachant de le dégager au maximum des représentations, quelles précèdent ou quelles procèdent de ce mouvement de foi. Cette expérience, cest celle de la rencontre mystique entre lhomme et son Dieu. Cest une expérience limite, qui donne sens à toutes les formulations.
Une autre question est celle du rapport entre transcendance et immanence: trouve-t-on vraiment Dieu en soi-même? est-ce dans limmanence seulement quon découvre la transcendance? Dieu se révèle-t-il seulement comme celui qui mest plus intérieur à moi-même que moi-même, ou peut-il aussi se révéler comme extériorité? Comment une transcendance se révèle-t-elle dans limmanence? Le souci de Légaut est de ne parler de Dieu quà partir de lexpérience que lhomme peut en faire et de ne rien dire qui dépasse cette expérience. Il pense quon parle souvent trop vite de Dieu, sans que ce discours corresponde à ce qui est vécu, et que le discours sur Dieu dispense alors de faire lexpérience de Dieu plus quil naide à la découvrir. Mais si la foi est fondamentalement mouvement intérieur de lhomme vers le mystère quil est à lui-même et dans le même mouvement vers le mystère quest Dieu en lui, elle est aussi appel et prise de conscience dune mission, qui est engagement dans le monde.
I.5. La mission
Quand lhomme prend conscience du sens de sa vie dans la profondeur de son intériorité, " il lui faut découvrir à longueur dannées et par affleurements progressifs, ce quil doit être et faire pour correspondre à ce qui est en lui et se réaliser pleinement ". Il y a en lhomme des besoins, qui sont communs à tous les hommes et des appels, qui sont propres à chacun, issus de son intériorité et source de sa mission. La mission est avant tout personnelle et elle ne peut être dictée de lextérieur. Elle est unique pour chacun. Légaut oppose mission et fonction: une fonction est choisie en fonction dune idéologie, pour répondre au besoin dun groupe social. La mission est la réponse à lappel que lhomme entend en lui-même et qui lui permet daccomplir son humanité. Cest par la mission que lhomme est associé à loeuvre créatrice de Dieu dans le monde. Par rapport à la société, la mission na pas pour but dêtre utile, chaque mission est indépendante des autres, mais en même temps elles sont solidaires et convergent vers laccomplissement de loeuvre de Dieu dans le monde, qui est essentiellement une oeuvre spirituelle. " En prenant possession de lhomme, la mission permet à Dieu de construire le monde au-delà des possibilités quassure le simple déploiement des lois naturelles ". Mais chercher lutilité serait chercher à remplir une fonction, qui ne correspondrait pas à la mission et qui en détruirait la fécondité spirituelle, parce quelle ne serait plus en adéquation avec laction de Dieu dans le monde, qui passe par lintériorité.
Lacquis de cette réflexion sur la mission est que pour Légaut, " il ny a pas de vie spirituelle saine qui ne porte à laction. Toute fidélité conduit à la mission ". Cette mission est à la fois action dans le monde, seule action véritablement créatrice, en même temps que accomplissement de lhomme, qui devient humain en répondant par sa vie et son action aux exigences nées de la découverte de son intériorité.
Mais la question qui demeure touche à larticulation entre intériorité et société. Comment la convergence des missions rejoint-elle la nécessaire cohérence dune vie sociale? Une mission peut-elle correspondre à un rôle à jouer pour la vie dune société? Pour Légaut la mission exige un cheminement solitaire qui met souvent lhomme en marge de la société. La question se pose en particulier pour lEglise. Celle-ci a pour mission daccomplir loeuvre de Dieu dans le monde. Comment peut-elle le faire si lhomme ne tire sa mission que de lui-même? Pour Légaut, linstitution ne peut pas être source de mission. Il faudra donc nous poser la question de la mission de lEglise, si il lui en reste une.
I.6. Les voies de laccomplissement humain
Lhomme qui recherche le sens de sa propre vie la découvre par un approfondissement personnel, par une recherche exigeante de fidélité à soi, par la prise de conscience de motions et dappels qui le conduisent à la foi. Mais comment lhomme peut-il parvenir à laccomplissement de son humanité? Quels sont les chemins qui mènent à la foi en soi et à la foi en Dieu? Face à certains événements cruciaux de son existence, lhomme se pose la question du sens de son existence, il peut découvrir la foi et sa mission. Légaut développe particulièrement deux situations qui sont des chemins dhumanisation pour lhomme: lamour humain et la paternité. Lexpérience de la mort est aussi une voie pour prendre conscience du sens de son existence:
" Il en comprend la nécessité [de sa mort] non pas biologique mais spirituelle, dautant mieux que saisissant le sens profond de son existence, il découvre que celle-ci exige de lui pour saccomplir une dépossession de soi toujours plus totale. Dépossession de soi et intelligence de " sa mort " grandissent ensemble ".
Mais on entre aussi dans la vie spirituelle par la rencontre dun père spirituel, telle que Légaut la vécue avec Monsieur Portal. Lancien doit avoir trouvé le chemin de laccomplissement spirituel pour aider le jeune à trouver sa propre voie. Cette aide nest quindirecte, car la vie spirituelle est propre à chacun. Elle se fait plus par ce quest le père spirituel que par ses conseils ou ses actes. Cest une sorte de communion de visée qui permet au plus jeune de saisir le but auquel il est appelé. " Plus lhomme affronte la condition humaine, plus il a besoin dun père selon lesprit qui lui montre le chemin, en layant parcouru lui-même ". A la fin de lhomme à la recherche de son humanité, Légaut développe une christologie transcendantale à partir de la paternité spirituelle. Il part de cette nécessité dune paternité spirituelle pour permettre à lhomme daccomplir son humanité, et développe les conditions que devrait remplir la vie et la mort dun homme pour pouvoir exercer une paternité spirituelle universelle. Ces conditions ont été réalisées par lexistence de Jésus.
" Pour que lhomme franchisse sans perdre coeur les ultimes frontières de lhumain quand il approche de léchec à la dimension de la grandeur spirituelle de sa mission, il est nécessaire quil porte la présence, atteinte par la foi, dun être qui ait lui-même connu cet échec, qui sy soit heurté avec une violence proportionnée à son extrême puissance, qui ait cependant franchi victorieusement ce seuil surhumain, après avoir porté jusquà la fin, dans la foi, sa mission malgré une faillite dont tout confirmait le caractère radical ".
" Ce père suivant lesprit devrait être plus quun précurseur, plus quun maître; sa présence en lhomme devrait avoir quelque caractère absolu et laider à être ".
" Depuis vingt siècles, les disciples de Jésus de Nazareth voient en lui ce Maître ultime ".
Jésus a été par excellence le père spirituel de ses disciples, il est celui qui peut donner à tout homme qui le découvre à la manière des disciples de faire le même chemin que lui vers la plénitude de leur humanité. Pour Légaut, tel quil le présente à la fin de son premier volume (qui navait rien de spécifiquement chrétien), Jésus est le maître de laccomplissement humain. Cest lui qui a permis aux hommes datteindre laboutissement de leur humanité. Cela aurait-il été possible sans lui?
" A vrai dire, Jésus a eu depuis vingt siècles une telle influence quil est difficile daffirmer que sans elle on aurait pu concevoir les voies de lhumain jusquà cet aboutissement, malgré les sommets spirituels que certains parmi les plus grands en dehors de la tradition chrétienne ont atteints et quils ont décrits.
En revanche, grâce à cette influence, on doit assurer que même les êtres qui nont jamais entendu parler de Jésus, ou qui ne le connaissent quà travers une doctrine religieuse seulement abstraite ou affective sont plus aptes que jadis à entrer dans ces voies parce quils y sont collectivement mieux préparés, quoique obscurément ".
Jésus est le premier à avoir atteint laccomplissement humain auquel tout homme est appelé. Le second volume montre comment il peut être ainsi père spirituel. Mais cette conclusion " christologique " au premier volume pose une question: laccomplissement humain que Légaut y a décrit est-il vraiment proprement humain ou nest-il pas déjà un accomplissement chrétien?
" Il nest pas nécessaire dêtre chrétien pour entrer profondément dans ce quil [le volume I] expose. Il présente une spiritualité proprement humaine qui nexige pas la foi chrétienne pour être véritablement fondée. En revanche, je naurais pas été capable décrire le tome I, ou dabord de le vivre, si je navais pas été chrétien ".
Il sagit donc bien dun approfondissement humain, qui peut être mené par chaque homme, mais que la foi chrétienne permet de conduire à son achèvement, car Jésus a été par excellence celui qui éveille lhomme à son humanité. Cest effectivement Jésus qui a guidé Légaut dans sa recherche, et qui lui a permis décrire ce livre où la référence chrétienne disparaît, ce qui permet à chaque homme dy trouver un chemin vers son accomplissement.
Du point de vue de la foi chrétienne, cela pose une question: le christianisme est-il alors la religion de lhumanité? Son contenu se limite-t-il à ce que Légaut décrit dans son premier volume? Il serait alors vraiment universel mais perdrait sa spécificité de religion révélée et son dogme. Comment se situer face à ce qui semble bien être une réduction anthropologique de la foi chrétienne? Mais pour Légaut, on ne peut séparer le contenu de laccomplissement humain, le résultat (foi en soi et foi en Dieu) de la démarche qui a permis dy conduire, la foi en Jésus. Il nous faut entrer maintenant dans létude du spécifiquement chrétien (Jésus et lEglise) pour voir comment Légaut articule le christianisme avec lapprofondissement humain.
II." Entrer dans lintelligence de ce que Jésus a vécu ".
II.1. Découvrir Jésus
a) Pour une recherche spirituelle sur Jésus
Pour Légaut, la question: " qui est Jésus? " est aussi importante que la question: " qui suis-je? " et elle en est même inséparable:
" ...la grande question, au vrai lunique question: qui êtes-vous Jésus, que tant dhommes ont aimé, que tant dautres ont haï lorsque vous étiez parmi nous, au point que les uns ont été conduits à vous adorer, que les autres vous ont condamné et crucifié. Qui êtes-vous, Seigneur, que jaime comme si aujourdhui, ici, humainement, vous métiez présent? "
La recherche de Jésus est en effet la recherche spirituelle par excellence. Lhomme se la pose quand il devient conscient de sa condition humaine, ou quand les grands moments de lexistence le poussent à se tourner vers lessentiel. Mais " le christianisme tel quil est vécu par beaucoup de chrétiens ne favorise pas cette recherche de Jésus ". En effet, la religion communément vécue propose aux chrétiens dans une clarté superficielle qui satisfait lintelligence une croyance illusoire sur Jésus qui les dispense de mener une recherche personnelle, cest-à-dire de faire un cheminement de foi. Dans lEglise, la croyance en la divinité de Jésus est proposée en général prématurément, sans que le croyant ait pu faire la découverte personnelle de cette divinité de Jésus:
" Les apôtres avaient découvert la divinité de Jésus à travers son humanité et au-delà delle, malgré leur conception du monothéisme et les pressions de tous ordres quexerçait sur eux lappartenance à Israël. Tout cet effort dapprofondissement qui nétait pas sans faire violence aux évidences du temps est désormais remplacé par une adhésion intellectuelle de qualité variable à une doctrine professée avec autorité ".
Cette religion de la croyance, que Légaut va qualifier de religion dautorité nest pas faite pour lapprofondissement spirituel des croyants, à qui on demande simplement ladhésion à un credo et lobéissance à une loi morale. Il faut pour vivre vraiment de la foi une autre religion, qui est plus proche de celle des disciples et qui permet au croyant de découvrir vraiment qui était Jésus:
" Dans cette autre religion, connaître Jésus, cest le chercher plus que le définir à partir dune théologie qui satisfait lintelligence ou du moins lui donne quelque pâture; correspondre à Jésus cest sefforcer à se pénétrer de son esprit plus quà se conformer et à obéir scrupuleusement à la lettre de ce quil a dit ou commandé de son temps dans des conditions tout autres; cest viser à lui ressembler autant que cela est possible sans nécessairement limiter ".
Il sagit bien dune recherche dont le résultat ne peut être donné davance car elle engage lhumanité de celui qui la mène: " Cette démarche est la seule qui engage le tout de lhomme et qui soit ainsi digne de lui et à sa mesure ". Cette recherche de Jésus exige une activité spirituelle qui est de la même nature que la recherche de soi, qui lui correspond et la soutient.
b) A la suite des apôtres, devenir disciple.
Cette recherche est celle quont mené les apôtres de Jésus qui leur a permis de découvrir la divinité de Jésus à partir de son humanité. Ils ont atteint la foi en Jésus. Cest par la médiation de cette foi des apôtres, qui a été au bout de leur recherche que le croyant atteint lui-même la foi en Jésus:
" La foi et lamour des premiers disciples sont en droit, pour le chrétien, plus que toute considération, la source de sa foi en Jésus et de son amour pour lui. Cest au chrétien de sefforcer de comprendre par lintérieur leur singulière évolution spirituelle tant du vivant de Jésus quaprès sa mort ".
" Présence à Jésus, présence à quelques-uns de ses disciples, présence à soi-même vont ainsi de pair. Chacune prépare les autres et sen trouve aidée. La foi en Jésus, dans sa pure originalité, est au bout de ce chemin, et non au commencement où elle ne peut être encore quimplicite dans ladhésion à une croyance qui reste fatalement abstraite... ".
Cest au cheminement de foi vécu par les disciples, dans leur compagnonnage avec Jésus que le chrétien daujourdhui doit revenir, sil veut être vraiment croyant. Cela implique un doute méthodique à légard des croyances qui ont été élaborées ultérieurement. Ce qui est essentiel dans la foi, en effet, ce nest pas la formulation à laquelle on parvient, car elle peut donner lillusion quon a atteint la foi en Jésus alors quon reste dans une simple adhésion intellectuelle, mais cest lengagement humain dans la recherche qui mène à cette affirmation:
" Ces exigences [sans limites que Jésus a manifesté aux disciples] sur lesquelles les Evangiles insistent sans nuance, et même avec brutalité, montrent chez les disciples le caractère radical de leur engagement personnel envers Jésus et ainsi la totalité des profondeurs humaines quelles concernaient. Dans le même sens, à la mort de Jésus, le désespoir et le désarroi de ces hommes rendent manifestes la place unique et définitive que leur Maître tenait dans leur vie, le caractère absolu du mouvement qui les portait vers lui ".
La foi précède et fonde les croyances. Cest la foi ainsi vécue par les disciples qui les a conduit progressivement à élaborer des doctrines à propos de Jésus, pour essayer dexprimer ce quils avaient vécu avec lui, à partir de la conceptualité qui leur était disponible. Mais il faut toujours revenir en deçà des doctrines pour vivre de la foi.
Mais Légaut va encore plus loin. Il sagit pour lui " dentrer dans lintelligence de ce que Jésus a vécu ", de comprendre de lintérieur, à partir des évangiles et de sa recherche personnelle " la ligne centrale et lesprit fondamental " de la vie de Jésus, pour " se rendre réel ce que Jésus a vécu, et y communier en profondeur ". Cest seulement alors quon devient vraiment disciple de Jésus. Mais quel est alors laffirmation quon peut poser sur Jésus, à lissue de cette expérience de foi?
II.2. " Jésus est de Dieu "
Découvrir la foi des disciples en Jésus, comprendre ce que Jésus lui-même a vécu, reconnaître en lui le chemin qui mène à Dieu et pas seulement Dieu qui vient à lhomme, conduit Légaut à renoncer au moins provisoirement aux affirmations christologiques de lEglise, et à ne pas appeler Jésus " Fils de Dieu ".
Le souci de Légaut est de dire des mots qui correspondent à lexpérience spirituelle, et dont il soit possible de vivre. Dans sa seconde confrontation avec François Varillon, il le dit en ces termes:
" Je souscrirais volontiers à tout ce que vous dites [à un discours de type théologique], à condition que jaie fait personnellement un cheminement grâce auquel les mots que jemploierais aient pour moi une portée qui me soit propre et dont je puisse vivre, que ces mots ne soient pas seulement une manière de dire à laquelle je me soumets sans plus parce quils me sont imposés par lEglise avec un sens défini a priori ".
Aussi, Légaut arrive à laffirmation suivante: " Jésus est de Dieu. ":
" Ma foi en Jésus me suggère cette expression sans que celle-ci ait pour moi un sens précisable, qui me satisfasse et puisse totalement me dire ou dire à autrui qui est Jésus pour moi. A partir delle et grâce à elle, je mefforce et je suis aidé à être vis-à-vis de Jésus ce que je me sens devoir être à partir de ce que je vois quil est pour moi. Je me rends plus réelle, et pas seulement de façon intellectuelle et affective, ma relation avec Jésus... "
Une affirmation de foi est donc celle qui exprime dans sa vérité une relation à Jésus et à Dieu et qui aide à la vivre. Toute autre affirmation est suspecte de verbalisme. Chacun devrait donc, à la limite, inventer sa propre expression de la divinité de Jésus, correspondant à la manière dont Jésus laide à être homme et à vivre en fils de Dieu comme lui a été fils de Dieu. Légaut ne rejette donc pas lexpression: " fils de Dieu ", il refuse de lemployer si elle nest pas le fruit dune découverte personnelle de la relation entre Jésus et son Père.
II.3. " Impossible et nécessaire, la mission de Jésus ".
Jésus est " la voie qui conduit à Dieu ". Pour Légaut, la mission de Jésus est absolument unique par rapport à tous les autres fondateurs de religion. Pour comprendre ce que fut sa mission, il faut repartir de ce que fut son opposition avec les autorités juives, sur laquelle Légaut insiste particulièrement. La religion dIsraël était une religion principalement collective, qui insistait plus sur lobéissance à la loi que sur la fidélité à des exigences personnelles. Jésus appelle à la foi, qui transcende toute croyance, il appelle à la fidélité, qui dépasse toute obéissance:
" Cet appel continuel au renouvellement intérieur, au dépassement de ce qui se fait et se dit, à linvention par chacun dans la liberté de ce qui lui convient pour être fidèle à Dieu a été visiblement la cause de la condamnation rapide de Jésus ".
Il sagit de devenir disciple de Jésus à la suite des disciples de Jésus, daccomplir son humanité par la foi en Jésus:
" Par son humanité Jésus est le chemin pour amener les hommes à croire en Dieu comme lui a cru, et il est le but à atteindre qui permet aux croyants dêtre de Dieu comme lui le fut dans son humanité".
Jésus a été le premier, pour Marcel Légaut à mettre en lumière cet accomplissement de lhumain qui implique le dépassement de tout ordre religieux objectif, lessentiel étant la rencontre intérieure entre Dieu et lhomme, la naissance de la foi. Cet accomplissement de lhomme est nécessaire, car seul il répond véritablement à ce quest lhomme. En même temps, il est impossible, car tout sy oppose: les hommes ny sont pas préparés, les religions officielles sy opposent par le développement des croyances. Pour Légaut, le " drame intime de Jésus " a été " la faille entre la religion telle quil lavait reçue dans sa jeunesse et la manière dont il devait vivre par fidélité impérieuse sa relation avec Dieu, avec son Père disait-il ".
La réussite de la mission de Jésus était bien improbable, et si elle a réussi, cest quelle a rempli un certain nombre de conditions que Légaut indique, pour quun homme puisse devenir " ferment " pour lhumain. Le message dun tel homme doit être compris par les hommes de son époque, et en même temps pouvoir être redécouvert par tout homme. Il doit sadresser au centre de lhomme, sans être séparé de son auteur. Il ne doit être ni législateur, ni fondateur, mais essentiellement initiateur. " Sa vie devra être brève et dautant plus forte [...] Sa mort seule pourra préserver son action de toutes les interprétations quautoriseraient les circonstances ambiguës de sa vie ".
" Le ferment, séparé, à létat pur, est invisible, insaisissable. Ainsi en est-il de ce qui vient proprement de Jésus. Ce que Jésus a tiré de lui-même et non pas ce quil a seulement dit en suivant lusage de son milieu, [...] cela nest pas une donnée désormais acquise, une vérité quon peut posséder, mais cest le ferment qui confère aux paroles et aux actes connus de Jésus la possibilité dêtre levain ".
Le ferment, cest " lesprit fondamental ", de Jésus, cest lapport propre de Jésus, ce qui est vraiment universel en lui: son appel adressé à tout homme pour quil accomplisse son humanité en dépassant toutes les déterminations quil reçoit de la société. Légaut tente ici dapprocher luniversalité de Jésus, sans employer de termes théologiques auxquels il se refuse. Ce que Jésus a été pour ses disciples, il peut lêtre pour tout homme. Mais dans cette mission de Jésus, la fondation dune Eglise chargée de continuer son oeuvre na pas de place. Comment Légaut parle-t-il alors de lEglise et de sa mission?
III. Comprendre la crise de lEglise.
LEglise nest pas encore apparue dans notre présentation de la réflexion de Légaut. Pourtant, elle a une place centrale dans sa vie et dans son oeuvre. Légaut avoue lui devoir tout. Cest par lEglise quil a découvert Jésus. Il lappelle souvent: " Ma mère et ma croix ". Il souffre de lattitude frileuse de lEglise et il se sent profondément attaché à elle car rien ne peut la remplacer pour la mission quelle doit accomplir à la suite de Jésus. Mais lEglise se montre peu capable de remplir sa mission, à cause de son passé, et cela explique les critiques profondes que Légaut lui adresse et la mutation à laquelle il lappelle, pour sortir de la crise dans laquelle elle sest enfoncée. Mais une première distinction est capitale pour saisir la pensée de Légaut sur lEglise:
III.1. Religion dautorité et religion dappel.
Les religions dautorités, qui sont les plus fréquentes, demandent " une adhésion de nature surtout collective ", par dressage. Elles sont limitées spirituellement et cherchent à dominer les sociétés où elles se développent. Elles simposent aux hommes par des doctrines et elles voudraient faire lunité de lhumanité en donnant à tous une doctrine et une loi commune. Ces religions perdent de leur influence dans le monde moderne et sont conduites à se durcir pour ne pas perdre la mainmise quelles avaient précédemment sur les personnes et les institutions. Aussi sont-elles condamnées à disparaître. Leur prétention de soumettre tous les hommes à une même autorité est excessive, mais nest pas sans fondement, car " la relation avec Dieu quelles revendiquent existe ". Seulement, leur action ne tient pas compte des potentialités spirituelles de lhomme. "Même sil lignore, lhomme est trop grand en puissance pour se borner à nêtre spirituel que dans les limites du dressage auquel ces religions le soumettent ". Ce qui condamne ces religions, cest leur méconnaissance de lintériorité humaine, leur manque de foi en lhomme et en ses capacités spirituelles, dont lhomme devient de plus en plus conscient.
Aussi, lhomme pour répondre vraiment à ses exigences intérieures a besoin dune religion dune toute autre sorte, ce que Légaut appelle " le religion dappel ":
" Essentiellement intérieure, même si elle se manifeste nécessairement au-dehors, elle sefforce déveiller lhomme sur lui-même au-delà de ce quil lui est donné spontanément de connaître; elle semploie à le tirer non seulement de son engourdissement spirituel initial mais dune certaine puérilité religieuse qui ne convient plus à son niveau dhumanité. Elle le conduit ainsi peu à peu à se trouver. Elle laide à mettre en valeur tout ce quil est en puissance, par une création de lui-même faite par lui-même et qui se refuse aux limitations de la mentalité et de la discipline collective ".
La religion dappel est en fait la religion de laccomplissement humain et spirituel, la religion de la foi opposée à la religion de la croyance. Mais les religions dautorité résistent à lavènement de la religion dappel, alors quelles peuvent la préparer par de " précieuses acquisitions humaines " qui, sans la religion dappel, deviennent " des pratiques seulement rituelles et des coutumes toujours plus superficielles ". Il y a une articulation entre religion dautorité et religion dappel, la première préparant la seconde et devant lui laisser la place, quand lhomme sera suffisamment intériorisé. Mais Légaut insiste surtout sur leurs oppositions: pour la religion dautorité, lunité est régularité et uniformité; pour la religion dappel, elle est convergence de cheminements. La religion dappel sétend par contact individuel (cf. la paternité spirituelle), la religion dautorité utilise des moyens sociaux.
Légaut pense la situation du christianisme à partir de cette distinction. La mutation fondamentale que lEglise doit accomplir est le passage de la religion dautorité, quelle a été par nécessité, à la religion dappel quelle est par essence. La crise actuelle de lEglise est surtout due au fait quelle saccroche à des formes dautorité qui empêchent cette mutation. Celle-ci est dautant plus urgente que le monde moderne naccepte plus comme autrefois de se plier à lautorité et parce que cest la voie de la fidélité à Jésus.
III.2. Deux mille ans dhistoire en question:
LEglise, autorité ou appel?
a) Les causes profondes dune crise.
Pour Légaut, les causes profondes de la crise actuelle de lEglise remontent à lorigine de lEglise. " Humainement, au départ, le christianisme ne pouvait pas ne pas être une religion dautorité ". Il y a une sorte de hiatus originaire entre Jésus et ses apôtres, une incompréhension fondamentale qui sest progressivement creusée. Ce hiatus est dû à limpureté de leur foi, impureté non au sens moral, mais au sens de mélange avec un élément qui lui est étranger:
" Chez les apôtres se mêlaient désormais de façon indiscernable et inséparable la foi quils portaient à Jésus et ladhésion sans restriction à lidéologie quils avaient élaborée à son sujet, idéologie dont ils étaient devenus aussi les serviteurs avec un zèle qui nallait pas sans quelque ivresse de lesprit ".
En fait, les apôtres restent marqués par leur origine juive et le caractère collectif du judaïsme. Pour étendre le message de Jésus, ils enseignent une doctrine et structurent une Eglise au lieu dappeler à la liberté. La loi prend très vite le pas sur la foi. LEglise devient une société au lieu de promouvoir la liberté de la foi. Mais Légaut nen fait pas grief aux apôtres. Il leur était en effet impossible à lépoque et dans leur situation culturelle de saisir le fondement de la mission de Jésus:
" ...ils ne pouvaient pas encore atteindre dans sa profondeur et dans sa pureté lesprit fondamental de leur Maître impliqué mais aussi dissimulé sous les formes contingentes de son message et de son action. Comment auraient-ils su sinspirer de cet esprit, à lexclusion de tout autre, dans leur prédication? Seule la dure expérience dun christianisme qui se fait jour à travers les croyants vivant leur foi au milieu des hommes pourra, à longueur de siècles, mettre en lumière lessentiel du message, son originalité, en montrer loriginalité et la portée ".
On a ici une des idées fondamentales de Légaut: durant toute son histoire, le christianisme est resté un mélange de religion dautorité et de religion dappel, et ce nest quà lépoque moderne que celle-ci peut se dégager dans sa pureté et que pourrait sétablir enfin la religion telle que Jésus lavait voulue. Un des moyens pour atteindre cette pureté de la foi est justement la méditation sur le passé de lEglise.
b) Une histoire en tension
Une des découvertes que fait lhomme qui se plonge dans lhistoire de lEglise, cest quil y a en quelque sorte deux histoires: celle des disciples, qui se sont levés à chaque génération et qui par leur appel on transmis loriginalité fondamentale et la fécondité spirituelle de lEvangile; celle de linstitution qui na pas été fidèle à lesprit de Jésus, mais qui sest contentée de promouvoir une socialisation chrétienne sur fond de doctrine et de morale:
" Ces vingt siècles de médiocrité, de tâtonnements et derrements, dissimulés sous un contentement général systématiquement cultivé, et sous une assurance qui, malgré les raisons quon sen donne, relève plus de la suffisance que de la foi, sont sans cesse constellés de réussites merveilleuses mais toutefois éphémères ".
Effectivement, ce qui est fondamental pour la foi, cest lhistoire des disciples:
" Si lEglise, malgré tant de raisons et doccasions de trahir le message de Jésus, lui est demeurée fidèle pour lessentiel, si elle est restée capable de le retrouver en se dégageant de tout ce qui jadis la séduite parce que cela facilitait apparemment sa tâche tout en la lui masquant, cest grâce à la succession sans interruption, à travers les siècles de disciples, malheureusement peu nombreux, qui, comme ceux des origines, ont rencontré Jésus sur leur chemin, lont reçu et reconnu ".
Deux mouvements parcourent lhistoire de lEglise: un mouvement dentropie, dabandon de lidéal spirituel, de pesanteur sociale qui éloigne lhomme de lappel entendu et un mouvement de reprise, de réveil qui assure la continuité fondamentale de lEglise.
Mais Légaut fait un bilan " globalement négatif " de deux mille ans dEglise, qui explique sa crise actuelle: la vitalité spirituelle des chrétiens est en baisse depuis des siècles ce qui aboutit à une médiocrité spirituelle assez générale aujourdhui, et conduit lautorité, par peur, à une sacralisation des structures et des doctrines, ainsi quà une résistance à tout changement.
Il est pour lui absolument indispensable au chrétien qui désire découvrir loriginalité fondamentale de Jésus de méditer sur le passé de lEglise et en particulier sur " le passif chrétien ":
" Une telle réflexion [...] laidera puissamment à découvrir limportance capitale de la mission de Jésus et la nouveauté radicale de son message. A partir de constatations décevantes et comme par antithèse, elle lui inspirera lévidence quen dehors de la voie ouverte par Jésus, même si lEglise sinspire didéologies généreuses et élevées, même si elle utilise les techniques rationnelles aussi perfectionnées que possible qui réussissent dans dautres domaines, pour sa mission auprès des hommes, il ny a que tentatives sans cesse reprises, et tôt ou tard vouées à léchec ".
Face au constat de léchec de la christianisation par dautres moyens que par lappel, il ne reste plus au chrétien de se tourner vers la foi en Jésus. Il découvre que lEvangile a été conservé, non pas grâce " à la stabilité des structures ecclésiastiques et à la sagesse politique de lautorité " mais surtout grâce à " la foi et à la fidélité de croyants qui, sans cesse, au fil des générations, lont redécouvert selon leurs moyens en le vivant chacun de façon personnelle ". Ainsi, la méditation du passé chrétien, de son improbable réussite et de létendue de son échec, conduit le chrétien daujourdhui à mieux comprendre " loriginalité fondamentale de Jésus " et de la foi qui lui est demandée.
Mais la méditation sur le passé de lEglise est possible aujourdhui parce que lEglise vit une situation nouvelle, la modernité.
III.3. La modernité, appel adressé à lEglise.
Les conditions de vie de lhomme ont aujourdhui profondément changé:
" Les difficultés extrêmes que, dans les siècles de misère, la survie humaine rencontrait journellement, et qui rendaient religieux spontanément mais superficiellement, tendent à disparaître. Elles sont remplacées par des facilités matérielles qui, si elles ne sont pas dominées, extériorisent et dispersent ".
Le sentiment religieux spontané sur lequel la christianisation sétait appuyée disparaît et rend la mission de lEglise apparemment plus difficile aujourdhui quhier. LEglise pouvait sappuyer sur des structures psychologiques et sociales pour étendre son influence, sans avoir besoin de promouvoir un approfondissement spirituel plus exigeant. Mais cela nest plus possible aujourdhui à cause des nouvelles conditions de vie que crée la société moderne. Pour Légaut, cette difficulté est providentielle, car lEglise ne peut plus se contenter denseigner une doctrine et une discipline. Etre croyant demande plus aujourdhui quhier.
Mais la modernité ne provoque pas simplement lEglise par une disparition des structures de croyance traditionnelles. Le niveau de vie atteint permet aux croyants de progresser vers la maturité humaine et vers un approfondissement spirituel qui nétait possible auparavant que dans des circonstances exceptionnelles. De plus, la culture moderne développe des exigences qui " doivent être satisfaites par lEglise. Elles sont dans la ligne fondamentale de lesprit de sa mission ". Il sagit dabord dune exigence de dignité et dauthenticité: lhomme ne peut plus obéir simplement par contrainte, mais pour que lhomme reçoive la loi et la doctrine, il faut quil en comprenne " le bien-fondé, et plus précisément, la convenance à légard de celui quil est, dans la situation et létat où il se trouve ". La maturité atteinte par lhomme lui a fait prendre conscience des conditions dappropriation de ce quil reçoit, pour sa croissance spirituelle.
Cette exigence dauthenticité rejoint linsistance de Légaut sur le respect nécessaire à la vie spirituelle de lintégrité de lesprit:
" Il est nécessaire de se soumettre sans limitation aux exigences de lhonnêteté intellectuelle à mesure quelles simposent à la conscience. A force dintériorité, defforts vers lintégrité de lesprit et lauthenticité de la vie, lhomme peut atteindre explicitement le niveau de la foi enracinée dans son être ".
Ainsi, lhomme peut accéder plus facilement quautrefois à lintériorité et à ses exigences, peut devenir un croyant de foi, par la manière dont il critique les croyances reçues pour en vivre vraiment et pas simplement pour y adhérer de manière verbale, mais il doit aussi le faire de manière plus exigeante, sil veut être croyant. Mais, Légaut nest pas béat devant la société moderne et ne cache pas quelle est pleine dambiguïtés, car en même temps quelle permet à lhomme une prise de conscience de sa condition humaine et un approfondissement spirituel, elle fait tout pour dispenser et éloigner lhomme de cette recherche personnelle. Légaut parle des " séductions malsaine et du laxisme déshumanisant que sécrète le monde moderne ". Mais pour lui, sil y a une crise des valeurs, cest dabord une crise des doctrines, de la morale et des idéologies, tandis quon est en train de redécouvrir les valeurs spirituelles. Cest sur cette redécouverte que lEglise doit sappuyer pour continuer sa mission.
Mais sur quoi repose cette convergence entre les exigences de la culture moderne et celles de lEvangile? Comment comprendre que le véritable esprit de Jésus ne puisse être découvert dans sa pureté quaprès deux mille ans de christianisme, même si il était évidemment déjà présent dans lEglise? Le problème est que lEglise a refusé la confrontation avec la mentalité moderne, en particulier à cause de sa faiblesse spirituelle. Cest une des causes de la crise actuelle, qui est pour Légaut la conséquence logique et le développement attendu de la crise moderniste.
III.4. La crise moderniste, premier symptôme dune mutation.
Marcel Légaut est-il un " moderniste "? Il revendique pour lui lesprit de ceux qui ont été condamnés pendant la crise moderniste et qui sont pour lui les premiers à avoir tenté de répondre dans lEglise aux exigences légitimes de lesprit critique de la modernité. Il cite une réflexion de Monsieur Portal qui fut en lien avec plusieurs chercheurs impliqués dans la crise: " Ils ont été trop vite, mais ils sont dans la bonne direction ". Pour Légaut, les " modernistes " posaient de vraies questions à lEglise et indiquaient dans quelle direction elle devait se transformer pour continuer sa mission dans le monde moderne. Il reconnaît que leur recherche na pas été sans erreur, parce quelle était neuve, mais elle est la recherche que nous devons continuer aujourdhui: ils étaient le premier signe dune nouvelle naissance de lEglise. Aussi, il est nécessaire détudier aujourdhui lhistoire de la " crise moderniste " pour
" ...se convaincre que cest avoir peu de foi que de croire sans oser regarder en face ce quon croit, sans le sonder en profondeur avec tous les moyens dinvestigation dont dispose la science moderne ".
" Les croyants seuls peuvent mener convenablement cette oeuvre où vont de pair la décantation et la clarification progressives de la religion, sa lente accession à la profondeur de lhomme, son approche illimitée vers laltérité de Dieu, car ce nest pas seulement par réaction quils sy consacrent mais parce quils ont la foi ".
Le modernisme inaugure une nouvelle manière de croire, qui fait droit à une exigence critique que rien ne doit limiter, parce quelle est exigée par le respect de lauthenticité de lesprit.
Refuser " cette liberté de penser quaucun interdit ne limite dans son exercice sur quelque sujet que ce soit [...] cest avoir peu de foi et être mu principalement par la peur. Cest craindre que la raison droite puisse ôter toute réalité à la foi à force de contester la suffisance des expressions qui la disent et, par là-même la vérité des conséquences quon en tire. Cest ignorer que la foi natteint sa dimension sans pareille en lhomme que lorsque celui-ci, poussé à la contester par tout ce qui du dehors et du dedans ly presse, lassure dans sa vérité par sa propre existence dêtre conscient dont elle est en retour la pierre angulaire ".
Ainsi, pour Légaut, " le modernisme " a une importance capitale pour lEglise au XX ème siècle. Cest lui qui donne le sens de ce que la foi et lEglise doivent devenir. Mais lEglise na pas compris ce qui naissait à cette époque. On pourrait dire que pour Légaut, le modernisme est autant devant nous que derrière nous, car le travail de restructuration de la foi et de mutation de lEglise est encore à venir. Aussi, le modernisme est-il le premier symptôme de la crise encore plus profonde dont souffre lEglise aujourdhui.
III.5. La crise actuelle de lEglise est-elle
pour la mort ou pour une nouvelle naissance?
" La crise actuelle nest pas semblable à celles que lEglise a traversées le long des siècles ". Elle touche le fondement même du christianisme et pas simplement tel ou tel aspect. Cest lacte même de croire qui est mis en question. Il nest plus possible de croire aujourdhui comme autrefois, cest à dire de nourrir la foi de ses croyances. Cest un changement copernicien qui doit saccomplir. Cest le mouvement de la foi qui doit soutenir la croyance, et non plus linverse, et cela demande une maturité spirituelle que bien peu de chrétiens ont atteint.
Aussi, pour Légaut, la cause de la crise actuelle de lEglise nest pas lavènement de la modernité, même si elle la déclenchée, ou les critiques dont lEglise fait lobjet. LEglise est en crise à cause du manque dapprofondissement humain des chrétiens et de leur médiocrité spirituelle. " Cest notre grande misère que cette pauvreté spirituelle... ". A Vatican II, les évêques ont eu peur devant les remous provoqués par les changements nécessaires à lavenir de lEglise, à cause de " létat dimpréparation et à vrai dire, danalphabétisme spirituel dune majorité importante des fidèles, caché sous les apparences réconfortantes dune pratique religieuse régulière ".
Les chrétiens ne peuvent plus croire comme ils le faisaient autrefois, mais ils ne sont pas prêts à entrer dans lauthenticité humaine, intellectuelle et spirituelle que la situation nouvelle de lEglise exige. Aussi cette crise peut-elle donner le vertige, vertige qui, pour Légaut, est semblable à celui que les disciples de Jésus ont connu à lapproche de la mort de leur maître, quand ils sentaient le sol se dérober sous leur pied. Cela conduit Légaut à faire un parallèle entre la crise actuelle et celle que connurent les disciples à lapproche de la mort de Jésus:
" Plusieurs passages de lEcriture [...] montrent les efforts de Jésus pour détacher ses disciples dun passé révolu, sans les scandaliser inutilement; efforts toujours voilés avant les éclats de la fin. En particulier, quand les disciples veulent faire admirer à leur Maître le Temple et ses ex-votos, manifestations indubitables à leurs yeux de la grandeur dIsraël et de la fidélité de Yahveh à légard de leur nation, Jésus, par sa réponse catégorique, brutale, cherche à provoquer un choc, en tout point semblable au scandale quil leur causa quand il leur annonça sa mort prochaine. Ce choc qui visait à ébranler leur confiance aveugle dans les institutions politico-religieuses de leur peuple correspondrait pour les chrétiens daujourdhui, et en particulier pour les catholiques, à celui quils ressentiraient si la Rome papale venait à être détruite. Quel désarroi alors ne connaîtraient-ils pas! [...]
Sans être assuré quun pareil événement ne puisse pas arriver dans lavenir, on peut penser que cette épreuve sera évitée aux chrétiens, sans pour autant que leur religion nen connaisse de semblables et certes de plus lourdes encore. Sans nul doute, en ces temps dévolution vertigineuse, lheure arrive où il en sera ainsi. Cela donnera à cette époque un caractère dramatique que le passé chrétien na jamais connu. [...]
Tout ce qui dans lEglise est attaché étroitement à lessentiel sans en faire partie, qui lui est collé comme la peau sur la chair, lui sera arraché peu à peu, morceau par morceau mais inéluctablement, autant par les progrès de la connaissance et lévolution des mentalités que par les changements accélérés dune société toujours plus puissante pour conditionner les hommes. [...] Il ne restera au christianisme que ce quil est essentiellement, grâce à la valeur spirituelle de ses membres, disciples de Jésus de Nazareth. Que lEglise sache encore se reconnaître et ne pas perdre coeur quand elle se verra nue et écorchée, car cest alors quelle attirera à elle tous les êtres dignes de leur humanité ".
Cette longue citation permet de saisir la radicalité de cette crise et de la transformation quelle appelle pour lEglise. Le parallèle avec lattitude de Jésus qui cherche à supprimer chez les disciples tout ce qui nest pas essentiel pour les conduire à la foi en lui et en Dieu, indique que cette crise fera passer lEglise par une sorte de mort. Pour linstant, lEglise ne survit que par beaucoup de structures qui hier étaient indispensables mais aujourdhui ne sont plus adaptées à la nouvelle situation de la foi et qui vont donc disparaître. Seule lattitude des chrétiens peut rendre cette crise providentielle pour lEglise. Aussi, cest dans la foi quon peut espérer que cette crise ne conduit pas à la mort, mais à une nouvelle naissance, plus semblable que la première à celle qua voulu Jésus.
Mais que lEglise doive en quelque sorte mourir à elle même pour renaître à une vie nouvelle, cela pose la question de la conception que Légaut se fait de lEglise. Quelle est donc cette Eglise qui doit connaître une telle " mutation " pour continuer sa mission? Et quelle est sa mission? Quel est le rapport entre lEglise et Jésus? Quelle est la place du chrétien dans lEglise? Telles sont les questions auxquelles il nous faut répondre avant desquisser la figure que lEglise pourrait avoir grâce à une telle mutation.
IV. La mission et la nature de lEglise
IV.1. La mission de lEglise: " Faire un peuple de disciples ".
La mission de lEglise pour Légaut est avant tout spirituelle. Elle est le prolongement de la mission de Jésus: appeler à laccomplissement spirituel, à la foi en Dieu à travers la foi en Jésus. Cette mission est essentielle pour lEglise, plus que toute autre mission sociale ou politique, qui peut certes en découler, mais qui ne relève pas de lessence de lEglise:
" Là est bien la mission essentielle de lEglise, quelle est seule à avoir, que nul ne pourra jamais complètement lempêcher dexercer: appeler tout homme à devenir disciple comme firent jadis quelques Juifs, en laidant à comprendre, à travers ce quil est et ce quil vit, qui est ce Jésus dont la profondeur humaine et lintime originalité sont le chemin privilégié vers Dieu ".
Cette mission est bien celle de la religion dappel, qui est lessence du christianisme. Cette mission, au fur et à mesure de lapprofondissement des croyants sera plus individuelle et moins collective, chacun devant entendre un appel conforme à ce quil peut devenir. Cest un appel à lintériorité, qui doit être adressé à tout homme aujourdhui, car les hommes sont plus capables quautrefois dy répondre. Malheureusement, une des causes de la crise de lEglise est justement que les autorités de lEglise nont pas pris toute la dimension de cette mission, et se sont contentés denseigner et de discipliner par la doctrine et par la loi, ce qui est le domaine propre dune institution, relevant de la religion dautorité, mais ce qui pour une Eglise se réclamant de Jésus est foncièrement insuffisant. Cette insuffisance de lEglise relève dun manque de confiance dans les capacités spirituelles de lhomme. On a reproché à Légaut de surestimer les possibilités spirituelles du peuple chrétien ou de promouvoir un élitisme spirituel. Mais il sen défend:
" Laristocratisme spirituel et clérical consiste au contraire à penser quune vie spirituelle personnelle nest à la portée que dun nombre réduit de chrétiens et quil suffit de se contenter pour les autres dun cadre religieux où ils pourront croire sans activités individuelles autres quune docilité et quune soumission passives.
Les exigences de la vie spirituelle ne sont pas la conséquence dune théorie. La vie spirituelle est exigeante par elle-même. Elle lest pour tous, mais en sadaptant aux possibilités de chacun ".
Cest ainsi que la mission de lEglise peut prolonger la mission de Jésus et " la folle espérance quil a conçue en faveur de lhomme et dont il a vécu jusquà en mourir ". Rabaisser cette ambition spirituelle, cest trahir lessentiel de la mission de Jésus. Mais lEglise, quelquefois malgré elle, aide le chrétien à devenir vraiment un croyant de foi.
IV.2. LEglise, mère et croix du chrétien.
Comment lEglise remplit-elle sa mission? Comment permet-elle au croyant davancer sur le chemin de la vie spirituelle?
" LEglise est notre mère et notre croix. Cest là son double rôle de sanctification, qui est bien à elle, et jusquà lui être spécifique dans ce quil comporte de nécessaire et dextrême. Notre mère mais une croix aussi. Ne lui enlevons pas ce deuxième rôle en la servant servilement ou encore en la quittant avec éclat ou sur la pointe des pieds parce que lon désespère delle ".
Ce double rôle de lEglise, mère et croix; Légaut lexplique ainsi:
" LEglise et " ma mère et ma croix ". Cest une allusion à la formule de Nietzsche que jaime: lux mea, crux mea. Dans le Travail de la foi (cela vient de Monsieur Portal), jinsistais déjà sur les deux rôles de lEglise. Elle engendre à la foi, où plutôt elle la propose. Mais parce que sa mission est impossible et quelle renâcle devant en séchappant sans cesse, elle crucifie ses meilleurs serviteurs. Cest ainsi que leur foi, qui permet à lEglise dêtre plus fidèle à travers la passion quelle leur impose par ce quelle est, se trouve conduite à approcher de celle de Jésus ".
Il y a pour Légaut un affrontement quasi nécessaire entre le chrétien qui se trouve sur le chemin de la foi dans une recherche personnelle et lEglise qui est nécessairement institution plus préoccupée de sa continuité que du bien spirituel de chacun. Mais cette tension dans lEglise, à la fois autorité et appel, est féconde pour le chrétien. Cest en souffrant de lEglise, à cause de la distance nécessaire qui existe entre ce que devrait être sa mission et ce quelle est réellement que le chrétien parvient à laccomplissement spirituel. Paradoxalement, cest parce quelle se montre incapable daccomplir sa mission que lEglise la mène à bien. Légaut a ici à lesprit ce que fut la situation des " modernistes " face aux autorités.
Mais pour que lEglise puisse accomplir ainsi sa mission envers le croyant, il faut que celui-ci reste dans lEglise et la soutienne, la porte, pour lui permettre de mieux correspondre à sa mission. LEglise demande aux croyants " patience et passion ". " Ils ont la charge de leur Eglise " . LEglise ne peut plus être comme autrefois celle qui portait lexistence des chrétiens. Elle leur demande maintenant pour continuer dexister quils la supportent, dans tous les sens du terme, pour la faire grandir. Ils ne peuvent le faire que sils ont foi en Jésus et en sa mission, et dans la mission que lEglise doit continuer à remplir:
" Jadis il suffisait de croire en lEglise pour croire en Jésus. Cest maintenant insuffisant. Il faut croire en Jésus pour croire en lEglise car elle nest plus crédible en soi, lhistoire ne le montre que trop malgré les artifices des historiens ".
Il y a donc un renversement nécessaire de lattitude du chrétien dans lEglise à cause de la modernité. Et limportant pour Légaut nest évidemment pas la croissance de linstitution Eglise, de ce quil appelle parfois " lEglise empirique. " Ce qui compte, cest la croissance spirituelle du croyant, en tant que personne individuelle. LEglise est simplement moyen pour laccomplissement spirituel des croyants. Mais laction de lEglise ne peut être quindirecte:
" Leffort le plus urgent de lEglise doit-il être tourné vers ses membres: appeler les chrétiens -cela ne peut pas être commandé -, les aider indirectement - ce dont elle est uniquement capable - à atteindre selon leurs moyens et à mesure que ceux-ci émergent une réelle intériorité... ".
Cela signifie que lEglise ne donne pas la foi, mais quelle permet au chrétien daccéder à la foi, en lui donnant la possibilité de sexprimer par des croyances qui peuvent être enseignées (contrairement à la foi qui ne senseigne pas) et qui devraient même être enseignées comme des appels à la foi. La démarche de foi, chacun doit la faire pour lui-même, personne ne peut laccomplir à la place dun autre. La foi doit être découverte par chaque croyant, dans sa rencontre avec Jésus. Aussi Légaut ne parle-t-il jamais de la " foi de lEglise ". Le Credo relève de la foi objective, de la fides quae, qui na de valeur que si il est articulé avec le mouvement de foi, la fides qua, qui donne à la foi sa spécificité. La foi se transmet par la paternité spirituelle, par léveil que connaissent à chaque génération des chrétiens qui entrent dans le chemin de lintériorité, et qui inventent la foi à la mesure de leur humanité. Le danger est de parler trop vite de " foi de lEglise ": " Je me défie des croyances qui deviennent évidentes à force dêtre répétées partout et toujours. La foi est une activité personnelle, qui suppose un cheminement personnel où le tout de lhomme est engagé ". Légaut avoue quil doute du terme " foi commune de lEglise ". Seule existe la foi de chacun. Mais si lEglise " na pas la foi ", si elle ne peut engendrer le croyant à la foi quindirectement, comment Légaut la considère-t-il finalement?
IV.3. L " Eglise, votre épouse mais aussi fille dIsraël "
Il est certain que pour Légaut, lEglise est nécessaire pour atteindre la foi. Il laffirme à plusieurs reprises, et cest la source de son attachement à elle. Rien ne peut la remplacer. Pourtant, elle est encore " insuffisante pour nous faire grandir à notre taille dhomme et de croyant ". Elle est comparée par Légaut à la Loi dans la pensée de Saint Paul: elle est nécessaire mais elle doit être dépassée pour atteindre à la gratuité de la grâce. LEglise, tant quelle reste religion dautorité est en fait au niveau de lAncien Testament, comme préparation de laccomplissement spirituel amorcé par Jésus et non comme la réalisation de celui-ci:
" Avec lEglise daujourdhui on en est encore resté sur le plan judaïsant des lois, des vertus, des mérites, des scrupules et du péché, on na pas atteint au niveau de laction libératrice de Jésus, on na pas accédé à la fidélité intérieure et à loriginalité de chacun devant Dieu. Dans la mesure où on demeure à ce niveau judaïsant, on nest pas capable de correspondre à la mission même de Jésus, lEglise peut simplement en préparer les voies. Quelques chrétiens profitent de cette préparation pour aller au-delà, beaucoup dautres nen usent pas comme il faut et sans plus, sy installent. Il en était déjà ainsi du temps de Jésus. Cela na-t-il pas été pour lui loccasion de découvrir la secrète faille qui se creusait entre la religion de son peuple et ce quil sentait devoir vivre et susciter? "
Le croyant doit dépasser le niveau des doctrines et des lois pour accéder au niveau proprement chrétien de la foi. LEglise, depuis sa fondation na donc pas encore vraiment atteint la mission qui lui est propre. Pour cela, il lui faudrait accomplir la mutation que Légaut appelle de ses voeux. Cependant, Légaut reconnaît une différence entre lEglise et Israël. Le christianisme est marqué par une " tension entre ce qui [lui] est indispensable pour être une religion socialement constituée et ce qui lui est essentiel pour être fidèle à son origine et à sa mission " (cest-à-dire à Jésus et à laccomplissement spirituel). Cest en tant que société empirique quelle reste pour linstant marquée par les mêmes déterminismes et les mêmes pesanteurs quIsraël, mais il y a en elle une tension permanente vers laccomplissement spirituel.
De plus, si Jésus est bien à lorigine de lEglise, il nen est pas le fondateur: " A proprement parler, Jésus na pas fondé lEglise. Certes, elle est née de Jésus, mais elle est aussi issue dIsraël ". Ainsi, lEglise a une double origine: Jésus et Israël, Jésus pour ce qui lui est essentiel, en tant quelle est appel et Israël pour ce qui lui est nécessaire. LEglise sest en effet constituée sous la forme dune société religieuse et dune institution, et non dabord comme communion. Cette dissociation entre lEglise empirique, sociale, qui nest guère allé plus loin quIsraël et la communauté des croyants qui ont entendu lappel, pose la question de lunité de lEglise et du statut à accorder aux institutions.
IV.4. Le statut de linstitution dans lEglise:
un moyen à mieux utiliser.
Légaut ne nie pas la nécessité des institutions, des structures ecclésiales, qui font partie pleinement de la nature de lEglise. Mais elles ne sont que des moyens, en vue de la mission de lEglise, qui est son essentiel:
" Linstitution et ses lois, la doctrine et son enseignement ne sont-elles pas pour lhomme? Elles doivent se plier à son cheminement souvent contourné sans sy asservir et à ses cadences souvent diverses, changeantes ".
Cette mission des institutions entraîne une mise en question de leur valeur propre:
" Les structures tiennent seulement leur raison dêtre de leur utilité pour lexercice de la mission, de laide par ailleurs indispensable quelles apportent.[...] Aussi linstitution nest pas la base immuable, dorigine divine, comme elle la toujours affirmé, sur laquelle lEglise doit nécessairement sédifier pour être fidèle... [...]
Il faut donc arriver à désabsolutiser nos Eglises empiriques et naccorder un caractère divin, pur de toute intrusion humaine ni aux structures ni à la doctrine, en dépit de tout ce qui, jusquà notre temps, et dailleurs alors de façon utile et sans doute nécessaire, a été enseigné et imposé au nom de Dieu.[...]
Cest la mission qui est de lordre du divin, et lEglise éternelle quelle enfante ".
Linstitution ecclésiale na donc pas de caractère divin. Ce nest pas elle qui a permis à lessentiel, cest-à-dire à la mission de lEglise de se perpétuer, mais lappel lancé à chaque génération par des hommes fidèles à la suite de Jésus. Cependant, pour Légaut, ces structures sont indispensables, mais cest la mission qui engendre les structures dont elle a besoin et non linverse. Les structures doivent être comprises à partir et en fonction de la mission. Le statut subordonné de linstitution ne pose-t-il pas ici question au catholique, dans la mesure où linstitution de lEglise fait réellement partie de lessence de lEglise?
Dans ce sens, on doit demander beaucoup plus à linstitution ecclésiale quelle na encore donnée. Il ne sagit donc pas de supprimer les institutions, mais lEglise sest trop contentée denseigner et de discipliner. Il faut mettre radicalement les structures au service de la mission dappel de lEglise. Cest pour Légaut une des clefs de la mutation de lEglise: " changement radical de lesprit dans lequel on applique les structures ". Ce qui compte nest donc pas dabord le changement des structures, même si cela a son importance, mais cest surtout de transformer la manière de les comprendre et de les vivre.
V. Pour une " mutation " de lEglise.
V.1. " Mutation de lEglise et conversion personnelle ".
La crise que lEglise traverse, et qui pourrait sembler mortelle " nest pas pour la fin du christianisme, mais pour une nouvelle naissance, plus digne de Jésus que la première ". Légaut parle aussi de " renaissance mystique ". La crise conduit à la disparition de lEglise de chrétienté, à la disparition de la religion dautorité. Mais cette deuxième naissance du christianisme, que Légaut appelle mutation dépendra de lattitude des chrétiens. LEglise de chrétienté empêche cette mutation, elle résiste à la perte des certitudes et des sécurités quimposera une telle mutation. Les chrétiens ne sont pas spirituellement préparés à abandonner le type dadhésion à la doctrine dans lequel ils ont été éduqué.
Aussi, pour pouvoir réaliser cette mutation, une véritable conversion est demandée aux chrétiens. " Cette conversion est difficile ", car elle est sans équivalent dans lhistoire de lEglise, elle ressemble à la conversion quont dû accomplir les disciples au moment de la mort de Jésus. Cependant elle est possible, " car il y a chez les chrétiens beaucoup de ressources spirituelles inemployées ". En particulier, si le chrétien parvient à se nourrir de la richesse spirituelle du passé de lEglise, il pourrait reconnaître que cette mutation est possible et légitime. Mais trop souvent, le passé " fascine au lieu dinterpeller. Il laisse tel " et distrait de leffort de conversion.
Cette conversion a fondamentalement trois aspects: " Que les chrétiens découvrent la nature originale, spécifique de la foi "; cest-à-dire quils deviennent sujets responsables de leur cheminement de foi; " que les chrétiens deviennent disciples de Jésus " en se réappropriant le cheminement quon fait les disciples de Jésus pour découvrir la personne de Jésus; que les chrétiens comprennent " lextrême urgence de vivre leur foi en communauté de foi ", parce que cest nécessaire pour un cheminement de foi.
Cette conversion qui na rien dune conversion morale, amènera les chrétiens à sintéresser dune manière nouvelle à leur Eglise, à la porter par lauthenticité de leur vie spirituelle. Elle permettra de passer dune Eglise de gouvernement à une Eglise soucieuse de rayonnement spirituel, dune Eglise de chrétienté à une " Eglise de témoignage ", " dépourvue de toute influence autre que spirituelle ". Cette mutation de lEglise sera une transformation de " sa manière dêtre ", une véritable " re-formation " qui fera passer lEglise à une troisième étape de son histoire, après lEglise des origines et lEglise de chrétienté: " Elle tiendra dans le monde la place que Jésus eut parmi les Juifs de sa génération, une fois passée les succès populaires dus à ses miracles et aux espoirs de tous ordres quil avait suscités ". Cette mutation de lEglise peut donner aux chrétiens le vertige, surtout à ceux qui ont été formés dans les cadres rassurants dune chrétienté, car tout sera remis en question. Elle exige avant tout la foi. Elle est urgente et il faut croire quelle est possible. A la manière de la mission de Jésus, quelle est chargée de prolonger, Légaut la décrit comme utopique, impossible mais nécessaire. Elle est impossible à cause de la situation dimpréparation profonde dans laquelle se trouve lEglise. Mais y renoncer, " cest, en dépit des apparences, avoir peu de foi, sous-estimer laction infiniment souple et persévérante de Jésus par la médiation de ses disciples, méconnaître son esprit et douter de son efficacité créatrice ". La foi conduit donc à la nécessité de cette mutation, qui réoriente radicalement lEglise vers lessentiel, cest-à-dire vers sa mission. Mais lattitude des autorités ecclésiastiques, en plus de la pusillanimité du peuple chrétien, ajoute à la difficulté de cette mutation.
V.2. Mutation, autorité et décentralisation.
a) Pour une autorité de missionLégaut est en général critique envers lattitude des autorités dans lEglise, et encore plus à la fin de sa vie, en particulier parce quil a limpression que les promesses de Vatican II nont pas été tenues: lautorité actuelle " sattache au passé, cest sa manière de concevoir lavenir ". Il estime que lautorité est nécessaire, mais quelle doit transformer radicalement sa manière de sexercer, ce qui correspond aussi à une transformation dans la manière dont les chrétiens reçoivent les décisions et sy soumettent, sans vraiment chercher à se les approprier à partir de ce que chacun est:
" LEglise aura toujours à exercer son autorité afin dêtre fidèle à sa mission dappel. Mais cest un exercice difficile car il est facile de le prendre pour une fin en soi, ou duser dautorité mal à propos. Si lEglise nétait quune religion dautorité, son histoire serait moins mouvementée... "
Cette autorité qui reste nécessaire, Légaut en donne une description dans le Ch IX de Introduction à lintelligence du passé et de lavenir du christianisme, intitulé: " Lautorité et lobéissance au service du christianisme dappel ". Son modèle est la paternité spirituelle. Dans la religion dappel, celui qui exerce lautorité doit être modeste et discret, car il aide plus quil ne commande. Il ne doit pas enseigner de manière générale, mais connaître personnellement ceux dont il a la charge pour adapter la loi et la doctrine à chacun afin quelles leur soient spirituellement utiles. Il doit être lui-même en recherche spirituelle, et faire passer de la soumission à la liberté. Cette autorité doit être semblable à celle qui habitait Jésus, et qui " était destinée à léveil spirituel de ceux qui lécoutaient ". Cette autorité, Légaut lappelle autorité de mission, pour lopposer à lautorité de fonction.
" Cest par lautorité qui se dégage de ses membres, et non par celle dont ils sont officiellement revêtus, que lEglise peut proposer à tout homme son message et quelle peut le lui faire recevoir véritablement, selon la manière qui convient à chacun. [...]
Pour rester fidèle à Celui dont elle tient son origine, lEglise doit être appel, semence et ferment et vouloir finalement nêtre que cela ".
Celui qui exerce une autorité doit la vivre comme une mission issue dune recherche intérieure et non se contenter dexercer une fonction, puisque son but est laccomplissement de lhomme par la foi.
b) La mission de lévêque.
Du point de vue institutionnel, lexercice dune autorité dappel demande une grande décentralisation. Légaut soppose ici au centralisme de lEglise catholique, où toute décision importante ne peut se prendre quà Rome. Cest un des seuls points concrets de réforme que Légaut demande, mais il y insiste particulièrement: " La décentralisation de lEglise est une condition nécessaire pour lexercice de sa mission, à la fois particulière auprès de chacun et universelle ". Chacun, là où il exerce une responsabilité doit pouvoir prendre les décisions qui simposent à lui pour répondre à sa mission, en fonction de la situation des communautés à laquelle il sadresse. Légaut demande aussi une réduction de la taille des diocèses, qui ont " été conçu pour le gouvernement, non pour laction spirituelle ". Il considère en effet que la mission de lévêque nest pas denseigner ni de gouverner, mais de permettre la croissance spirituelle des chrétiens par la manière dont il leur permet de sapproprier la loi et la doctrine, en fonction de ce quils sont. Cela demande quil puisse nouer avec eux une relation personnelle pour que son autorité puisse leur être bénéfique:
" Quant à moi, je considère lévêque comme la cheville ouvrière de linstitution. Cest lui, qui, en communion desprit avec tous les autres évêques et en particulier avec le pape, devrait être le médiateur entre dune part, la doctrine et la loi de lEglise, et dautre part les chrétiens dont il a la charge, chacun pris dans son individualité, avec ses possibilités, ses moyens, son cheminement spirituel ".
Légaut ne se contente pas dopposer simplement terme à terme lois et doctrines dun côté, et foi de lautre, mais tente de les articuler. Cest cette articulation juste entre communion et institution qui constitue le christianisme dappel. Mais pour que cette autorité puisse sexercer, elle doit trouver en face delle des communautés de foi, qui sont pour Légaut la seule manière de construire lavenir de lEglise.
V.3. Pour des communautés de foi.
" Les petites communautés sont, à mon sens, la seule voie possible pour que lEglise puisse remplir auprès de ses membres la mission qui lui est propre; non seulement enseigner et gouverner de façon générale le peuple chrétien, mais éduquer et appeler chacun à la vie spirituelle, et plus particulièrement à la foi en Jésus selon ses possibilités, ses besoins, au long du cheminement qui lui est propre ".
Ces communautés, Légaut ne veut pas les appeler " communautés de base ", terme trop général, il préfère " communautés de foi ", parce que cest là leur caractère distinctif: elles naissent de la foi de leurs membres et elles ont pour but de faire grandir cette foi. Légaut les oppose aux collectivités, qui sont fondées sur une idéologie et qui se fixent des objectifs et des projets collectifs, quelles imposent à leurs membres de lextérieur.
La communauté de foi est nécessaire aux croyants sils veulent vraiment grandir dans la foi et la rayonner. Le modèle de toute communauté de foi est la première communauté que Jésus a formé avec ses disciples:
" Sefforcer de revivre ensemble dans la mesure du possible ce que fut jadis le groupe fraternel dont Jésus a été le centre et qui aida ses disciples et Jésus lui-même à être ce quils sont devenus. Retrouver ensemble, mais sous des modalités renouvelées parce que les temps sont très différents, la fécondité intérieure et le rayonnement extérieur des premières communautés chrétiennes ".
La communauté chrétienne est le lieu où peut saccomplir la vie spirituelle de chacun de ses membres. Pour Légaut, la paroisse nest pas une communauté de foi, à cause du nombre de ses membres qui les empêche davoir des relations vraiment humaines conditions préalables à un approfondissement spirituel. Il faut donc développer un tissu de petites communautés, qui seront la base dun renouvellement de lEglise à partir dune conversion des chrétiens. Ces communautés auront une activité principalement spirituelle, autour de la méditation de lEvangile à partir de ce que chacun est, ainsi que du renouvellement de la Cène. Les communautés accompagneront aussi chaque chrétien dans les grands moments de son existence, pour lui permettre dentendre lappel à lintériorité et à la découverte du sens de sa vie. Les communautés de foi seront enfin le vis-à-vis nécessaire à lautorité pour lui permettre de se réformer:
" Je pense, pour ma part, que les communautés de foi, par leur existence, aideront cette difficile mutation de lAutorité... [...] Ces communautés de foi, tout en recevant de lAutorité, lui donneront. Cela est normal, dans lordre spirituel, on ne donne que si on sait recevoir, comme on ne reçoit que dans la mesure où lon se donne. Mais encore faut-il quil y ait entre ces communautés et lAutorité, un vrai contact, dordre humain, dordre spirituel, une collaboration confiante; en particulier, il faudrait que lAutorité ait foi en laction de Dieu dans ces communautés, malgré ce que leur cheminement peut avoir détonnant, dinquiétant peut-être ".
Une communauté de disciples du Christ pourra aider lAutorité à exercer sa mission conformément au christianisme dappel, et sera donc un puissant levier pour une mutation de lEglise. Légaut a vu naître ces petites communautés, tout au long de sa vie, autour de lui ou dans lEglise de France. Cest vraiment pour lui la manière concrète dont lavenir de lEglise se prépare aujourdhui: des communautés dont les membres sengagent profondément pour faire vivre lEglise. Cest ce qui permet aux chrétiens de sortir de lEglise de chrétienté pour esquisser ce que pourrait être une Eglise de témoignage et de rayonnement spirituel, qui aurait enfin laissé de côté tout ce qui nest pas ordonné à lessentiel, à sa mission déveil spirituel. Mais une Eglise qui naurait pas dautre rayonnement que spirituel, lEglise que Légaut semble appeler de ses voeux, est-elle vraiment possible? Est-ce que ce qui na pas été possible pendant deux mille ans devient enfin possible par lavènement de la modernité, dune nouvelle époque? Ou bien, est-ce que le christianisme restera toujours en tension entre une religion dautorité qui lui est nécessaire et une religion dappel qui lui est indispensable? Le XX ème siècle serait-il paradoxalement le siècle de lavènement de lhomme chrétien?
Conclusion.
Au terme de ce parcours à travers loeuvre de Légaut, un certain nombre de questions peuvent être posées sur sa pensée. Dautres lont déjà été dans le cours de lanalyse. Toutes ne pourront pas être traitées dans le cadre de ce mémoire, mais elles constituent autant de pistes de recherches quouvre au théologien une lecture de Légaut.
- La foi des disciples nous est-elle accessible aujourdhui? Pouvons-nous accéder à " lintelligence de ce que Jésus a vécu "?
- Laccomplissement humain est-il le nouveau nom que lhomme du XX ème siècle donne au salut?
-Comment articuler mouvement de foi et expression de foi? Quel est le rôle des croyances dans la foi? Chacun peut-il réinventer la foi à sa mesure? Quel en est lessentiel?
-Dans quelle mesure la paternité spirituelle peut servir de " modèle " à la relation dautorité dans lEglise?
-Que signifie, pour lEglise fondée il y a deux mille ans, la notion de mutation? Comment articuler continuité fondamentale et évolution dans le temps?
-Quel lien peut exister dans lEglise entre les communautés qui naissent de la foi des disciples du Christ et linstitution hiérarchique?
-Quelle est la mission de lEglise aujourdhui? Est-elle vraiment de promouvoir lexpérience de lintériorité?