I. Situer et comprendre Marcel Légaut.
Dans la première partie, nous avons proposé une analyse de la pensée de Légaut, en tentant de dégager sa cohérence. Cette présentation était guidée par le souci de comprendre comment Légaut pense lEglise, quelle est la mission quil lui accorde, quelle est la mutation quil attend delle. Il nous est apparu que la mission de lEglise doit être aujourdhui essentiellement spirituelle, en appelant à la foi en Jésus, et que pour permettre un approfondissement humain réel, lEglise doit cesser dêtre une Eglise denseignement et de gouvernement pour devenir une Eglise dappel spirituel.
A partir de ces données de lanalyse, il est possible de présenter de manière synthétique larticulation des grandes intuitions de notre auteur. En même temps, nous tenterons de prendre de la distance par rapport à lui. Après lavoir compris par sympathie, il convient de prendre du recul pour le comprendre en fonction de son contexte ecclésial et culturel. Cela nous permettra de dégager son ethos culturel et danalyser comment il se situe dans lEglise. Nous pourrons alors le mettre en dialogue avec Yves Congar, qui fut son contemporain, et qui donne des éléments danalyse à propos de la situation du prophète dans lEglise et en vue de la réforme de lEglise.
I.1. Sources et structure de sa pensée.
a) Une pensée de lexpérience et de la dualitéTout part pour Légaut de lexpérience, de son expérience, mais aussi de la possibilité pour tout homme de faire une véritable expérience de foi. Pour lui, la réflexion chrétienne ne peut plus partir dun contenu de révélation extérieur à lhomme. Il opère un renversement par rapport à la théologie classique: la théologie est désormais fondée sur lanthropologie, celle-ci étant fondée sur lexpérience singulière de lintériorité. A partir de ce primat de lexpérience, la conception de la foi et de la vérité sont nécessairement transformées. Les déterminations objectives de la foi, le dogme, les lois, les institutions, sont relativisées et mises au second plan, comme moyens au service de laccomplissement humain. Tout leffort de Légaut est de produire une cohérence forte (plus quun système totalement organisé), entre trois centres fondamentaux et instituants de sa pensée, à partir de ce quil a vécu et compris de lexpérience chrétienne au XX ème siècle:
-lexigence dune lucidité critique sans limite, qui oblige à " regarder de façon objective le réel ". Il parle aussi dun respect inconditionné pour " les exigences de lintégrité de lesprit " et dune " liberté sans limites et sans frontières de lintelligence et de son activité critique ".
-Une vie spirituelle sous-tendue par la découverte du mystère inhérent à tout homme (intériorité), lieu de la rencontre du mystère de Dieu, et qui consiste en un mouvement de foi, fondamentalement propre à chacun et original, qui doit se dégager " des manières collectives de sentir et de penser du temps ".
-Une relecture fondamentale de lévénement " Jésus " dont la vie est " sacrement pour la foi ", qui le premier a mis en lumière la grandeur transcendante de lhomme et a inauguré une religion " en réaction contre la tradition dIsraël telle quelle était vécue en son temps ", et dont les exigences illimitées proviennent de la fidélité de chacun au meilleur de lui-même.
Ce primat de lexpérience conduit Légaut à une dualité fondamentale. En effet, dun côté, il y a tout ce qui permet cette expérience intérieure, qui est du domaine de la liberté de la conscience, et de lautre tout ce qui sy oppose. Certains ont même parlé de dualisme " presque manichéen ". Le mode de penser de Légaut semble bien être structuré sur un mode doppositions que Légaut a parfois du mal à dialectiser. On peut facilement les repérer: croyance (ou idéologie) et foi, religiosité et religion en esprit et en vérité, subjectivité (ou extériorité) et intériorité, obéissance et fidélité, autorité et appel, institution et communion, fonction et mission, utilité et fécondité, indispensable et essentiel, général et universel, vie et existence, enseignement et témoignage (ou paternité spirituelle), le Christ et Jésus. Cependant comme le note R. Mengus, " on ne saurait sinstaller durablement dans des binômes paresseux qui ont bien plutôt une fonction de stimulant ". Lintérêt dun travail sur Légaut consiste justement à étudier comment il est possible de dialectiser ces oppositions, parce quon ne saurait vivre dans un seul des deux termes de lopposition.
Dans cette opposition termes à termes de concepts, nous navons pas intégré lEglise. Celle-ci se trouve en fait à la fois dans les deux termes de lopposition. Elle est à la fois Institution et communion, religion dautorité et religion dappel: " La coexistence dans le christianisme dune religion dautorité et de la religion dappel, complémentaires par nécessité et incompatibles de fait, lui est essentielle ". Le problème va maintenant être de penser une unité possible de lEglise, qui soit une articulation des deux sphères. Si Légaut a effectivement un problème darticulation entre lessentiel et lindispensable, entre la foi et la croyance, linterroger sur lEglise, cest linterroger sur le lieu où se fait cette articulation.
b) Les sources de la pensée de Légaut
Mais auparavant, on peut se demander où se trouve lorigine de ce dualisme? Quelles sont les influences qua pu subir Légaut? Légaut est resté marqué par la problématique modernisme, dans le cadre de laquelle il a découvert la foi. Une Eglise institution qui se situe du côté de lenseignement, de la croyance et de la loi, sans donner la liberté suffisante à la recherche personnelle. Des chercheurs qui entrent en conflit avec lEglise, au nom de leur recherche, mais aussi au nom dun individualisme religieux, plus protestant (Harnack et Auguste Sabatier) que catholique, pour lequel " la seule règle de la foi est la lumière intérieure de lesprit discernant dans lEcriture la Parole même de Dieu ". En particulier, un livre de Auguste Sabatier semble influencer la pensée de Légaut, soit directement, soit indirectement: Les religions dautorité et la religion de lesprit (1903). Dans cet ouvrage, A. Sabatier oppose la méthode dautorité, jusque là en vigueur en théologie, à la méthode expérimentale qui doit maintenant prendre la place. Une religion fondée sur le rapport dautorité, denseignement, doit laisser la place à la religion de lEsprit. On trouve chez Sabatier la conjonction dune raison critique qui affirme son autonomie et dun désir dintériorité. Pour lui, toute autorité est pédagogique, et doit conduire lhomme à laffranchissement, à la liberté. Lobéissance à Dieu est une obéissance intérieure et non une obéissance à un magistère ou à un texte sacré qui doivent être soumis à la critique. Le seul critère de vérité, la seule source de certitude chrétienne est le témoignage intérieur de la conscience. Il est temps maintenant pour le christianisme de passer à cette religion de lesprit, dans laquelle les croyances deviennent de simples moyens et qui est:
" le rapport religieux réalisé dans la pure spiritualité. Cest Dieu et lhomme conçu lun et lautre sous la catégorie de lesprit et se pénétrant lun lautre, pour arriver à une pleine communion. [...] Force ultime du développement moral de lêtre humain, lesprit de Dieu ne le contraint plus du dehors; il le détermine, lanime du dedans et le fait vivre. [...] Devenu réalité intérieure, fait de conscience, le christianisme nest plus que la conscience élevée à sa plus haute puissance. Lidéal religieux et lidéal humain, le royaume de Dieu et le souverain bien sont identiques. [...] Aspirer à cette religion spirituelle, ce nest donc pas imaginer une religion nouvelle, cest revenir au principe chrétien lui-même; cest ressaisir lEvangile primitif ".
Légaut ne semble pas avoir lu Sabatier, mais ce sont deux types de pensée très proches. Lévolution de la pensée de Légaut le ramènerait ainsi dans cette sphère du modernisme protestant, encore plus radical que le modernisme catholique dun Loisy, en particulier par rapport au rôle de lautorité dans la foi. Nous avons déjà vu dans la première partie limportance et lactualité du modernisme pour Légaut. Cependant, il ne faut pas trop durcir son " modernisme ". Il revendique certes comme les modernistes une liberté de recherche dans lEglise et une transformation de lEglise qui tienne compte de le lévolution de lesprit moderne. Mais, plus que les questions du modernisme savant, cest la question de lauthenticité et de la vérité de la foi qui importe à Légaut. Il est un spirituel et son option est dabord " personnaliste, existentielle, constructive ". Son point de vue très critique, les aspects de déconstuction de la tradition chrétienne demeurent au second plan, par rapport à ce projet fondamental, bien quils ne puisse en être séparé.
Un autre source possible de la pensée de Légaut pourrait être la philosophie bergsonienne. Emile Rideau, dans un article réagissant à la parution de Introduction à lintelligence du passé et de lavenir du christianisme y voit une des influences majeures qui ont pesé sur lui, avec le personnalisme existentiel de Gabriel Marcel. Il souligne en particulier le dualisme de Bergson. Légaut récuse cette influence bergsonienne, même si il pense quelle a pu être indirecte. Thérèse de Scott, de son côté, indique deux influences philosophiques marquantes: Gabriel Marcel, que Légaut avait reçu plusieurs fois aux Granges et dont les approches du mystère ou de luniversel concret ont pu le marquer; et Martin Heidegger, où Légaut découvrit une vision puissante de la condition humaine.
I.2. Un ethos spécifique: éveilleur et prophète.
La structuration de sa pensée et les concepts qui lorganisent permettent de situer lethos culturel spécifique de Légaut. Sans aucun doute, Légaut est un fils des Lumières: " Sapere aude, ose te servir de ton propre entendement ". Mais il est à larticulation entre deux exigences bien différentes. Dune part, celle de lesprit critique, dautre part, celle dune fidélité radicale où lhomme engage son existence. Ny a-t-il pas là la source dune tension? Ce qui a une valeur pour Légaut, cest le cheminement personnel, lexpérience, lauthenticité, la foi comme rencontre immédiate de Dieu et comme travail intérieur sur soi-même. Au contraire, la foi comme tradition reçue et comme formulation, linstitution et les médiations sociales sont considérées comme secondaires (seulement indispensables, mais jamais essentielles).
Légaut est sensible à lexpérience chrétienne vécue, à la cohérence de celle-ci avec la foi, avec le message primitif de Jésus. Il veut sauver la foi, ayant vu à loeuvre les forces de dispersion et de pesanteur qui menacent les chrétiens. Aussi, il met en valeur le caractère transcendant de la foi, qui réclame une purification, une intériorisation. Il a un discours de conviction, avec la certitude davoir quelque chose à dire et à apporter à lEglise, davoir une mission particulière auprès de celle-ci. Il a le sentiment dune urgence, dun kaïros: il vit à la charnière dune nouvelle époque où devient possible ce qui ne létait pas hier, et où inversement nest plus possible ce qui létait encore hier. Conscient de ce tournant, il se sent investit dune mission pour lEglise daujourdhui. Il veut faire entendre son message: lEglise doit écouter ce que la modernité lui dit, elle doit comprendre que la foi est en mutation. On peut le considérer comme un maître spirituel, un éveilleur, pour préparer cette mutation quil juge décisive.
Légaut a engagé toute son existence dans son expérience de la foi et considère le christianisme à partir de cette expérience. Il nhésite pas à relire le message chrétien en fonction de ce quil a vécu. Sa recherche le conduit à une nouvelle compréhension du christianisme qui lui fait considérer que " affrontée à une crise qui met en question son existence, lEglise doit changer sa manière dêtre ". Légaut se place dans la position du prophète qui dévoile les idoles qui empêchent la foi datteindre sa plénitude et le chrétien dêtre fidèle à lappel du Christ. On peut parler dun ethos prophétique, en partant de la mise en évidence des exigences absolues et inconditionnées de la foi par Légaut. Cela nous permet de situer maintenant plus clairement Légaut dans lEglise, en utilisant une grille danalyse sociologique.
I.3. Légaut dans lEglise
a) Un discours situé.Marcel Légaut a toujours affirmé son appartenance à lEglise catholique. Mais la manière dont il a appartenu à lEglise, dont il sest situé par rapport à elle est tout à fait spécifique. Certaines de ses affirmations sexpliquent par la prise en compte de la place quil a tenu (ou voulu tenir) dans lEglise. Mettre à jour la situation concrète à partir de laquelle Légaut sexprime permet aussi de faire apparaître la particularité du discours quil tient. Tout discours est situé, dans une culture, dans une société, dépendant dinfluences marquantes, de valeurs auxquels on est attaché et quon veut transmettre. Il est marqué par ethos culturel qui façonne une certaine expression de la foi. Prendre conscience de cette particularité, ce nest pas renoncer à luniversalité que revendique un discours théologique, cest articuler celle-ci avec les nécessaires médiations sociales. Le discours croyant, réclame pour lui " une marge dautonomie " par rapport aux déterminations sociales, car il est issue aussi dune relation avec le divin. Légaut est très conscient de la relativité culturelle de tout discours et cela le conduit à critiquer labsolutisation qui est faite des croyances. Cependant, il considère quil est possible datteindre une foi " nue ", qui transcende les déterminations sociales. Le problème est darticuler cette nudité de la foi, qui dépasse tout discours et les médiations sociales dans lesquelles elle est vécue. Nous y reviendrons dans la troisième partie.
b) Un discours prophétique.
Pour ce qui est de la situation de Légaut, on peut se servir de la distinction entre trois types de position dans la production du discours religieux que G. Defois désigne comme le champ des instances de reproduction et de conservation, le champ de grande production et de consommation et le champ de production restreinte. Mais on peut aussi leur donner les noms de pôle normatif, pôle reproductif et pôle innovatif, à la suite de la typologie de Max Weber, qui distingue le prêtre, le sorcier et le prophète comme types caractéristiques de lactivité religieuse. On peut très clairement situer Légaut dans le pôle innovatif ou champ de production restreinte, que G.Defois décrit ainsi:
" Il naît dune prise de distance à légard du champ de reproduction et de conservation et à lencontre du champ de consommation et de grande production. Cette distance est en même temps dénonciation de la connivence et des stratégies complémentaires des agents de ces deux champs.
A légard du message fondateur, les agents de ce champ revendiquent une relation immédiate: ils substituent, selon la formule de Marx, " lautorité de la foi à la foi dans lautorité ". Ils entendent privilégier dans le rapport à lEcriture les valeurs dauthenticité subjective et de protestation anti-institutionnelle. Spécialistes de lavant-garde, de la lecture radicale, comme dautres le sont de lart pour lart, ils recherchent le langage hétérodoxe pour " dé-routiniser ", dé-banaliser ce que les agents chargés de la reproduction avaient au contraire rendu quotidien et proche de la demande du champ de grande production et de consommation vulgarisée "
Beaucoup de caractères distinctifs de Légaut se retrouvent dans cette analyse. Il conteste le pôle reproductif et le pôle normatif, au nom dune proximité plus grande avec le message fondateur, parce quelle ne passe pas par les médiations institutionnelles. Il appelle à un progrès dans la foi, qui ne se réalise que dans lappropriation personnelle de la démarche croyante, mettant aussi en lumière son caractère radical et exigeant.
Ainsi, Légaut occupe une place particulière dans la production du discours chrétien. Il ne sagit pas de disqualifier son discours en disant cela, mais de faire remarquer que dautres discours sont possibles, privilégiant lavenir de linstitution, chargée de transmettre le message chrétien, ou la gestion quotidienne des demandes religieuses.
On pourrait se demander quelle est le discours le plus pertinent (parmi les trois champs de production du discours religieux) par rapport au message fondamental du christianisme. De lextérieur, cette question a toutes les chances dêtre indécidable, la foi nétant comprise quà travers les différents discours qui en rendent compte et chaque discours revendiquant une priorité sur les autres. En cela, Légaut néchappe pas à la règle, puisquil voudrait que toute lEglise devienne prophétique et ne soit plus quappel. Mais en tenant compte de cette pluralité dans la manière de se rapporter au message chrétien, il est possible de situer le rôle ou la mission quoccupe le pôle prophétique dans lEglise, pour déterminer quelle pourrait être alors la réception des intuitions de Légaut dans lEglise daujourdhui.
II. Prophétisme et réforme de lEglise.
Légaut peut-il occuper valablement le pôle prophétique dans lEglise catholique daujourdhui? Pour répondre à cette question, nous le mettrons en dialogue avec louvrage du père Congar, paru en 1950, Vraie et fausse réforme dans lEglise. Lauteur y développe les raisons et les conditions dune réforme de lEglise, qui ne mène pas au schisme. Un chapitre nous intéresse particulièrement: " Prophètes et réformateurs ".
II.1. La fonction prophétique dans lEglise.
Pour Yves Congar, le prophète est celui qui dit la vérité de Dieu sur les choses. Il soppose à ce que le moyen devienne fin, il heurte les habitudes, les idées reçues. Il ouvre sans cesse le peuple de Dieu à son développement, à son avenir, montre le rapport du temps actuel avec le dessein de Dieu. Les prophètes sont des hommes intrépides, indépendants, mais qui sentent leur faiblesse et font appel à la force de Dieu. Il y a cependant une différence entre le prophétisme biblique, qui fonde la foi du peuple et le prophétisme ecclésial, qui fait partie de la vie de lEglise qui sexerce dans des structures déjà fondées. Il napporte pas de révélation nouvelle, mais sexerce dans le cadre de lapostolicité de lEglise. Le prophète a le sentiment davoir été choisi, et cela nest pas toujours sans danger. Il court le risque de lisolement, de lexaltation:
" Il y a chez tout " prophète " le sentiment dune oeuvre à faire, qui est aussi une mission à remplir; il y a une découverte personnelle, tournée en impératif, avec tout ce quun impératif a de possédant. Homme de la fin et de labsolu, le " prophète " risque de ne pas reconnaître aux moyens et aux formes leur valeur qui pour relative quelle soit, nen doit pas moins être respectée ".
Congar situe la mission du prophète et du réformateur par rapport à deux tentations majeures que court toujours lEglise: la tentation du pharisaïsme et la tentation de devenir " synagogue ". La tentation du pharisaïsme est le risque que le moyen devienne fin, que les pratiques recouvrent lesprit. Le danger est particulièrement pressant quand on accède au christianisme par la naissance, ou par conformisme social et non par une conversion. Ce qui augmente cette tentation, cest que la mise en oeuvre des moyens polarise notre attention, et peut très bien remplir une vie, qui oublie alors de se tourner vers lessentiel. Cest contre cela que les prophètes sélèvent. Mais en affirmant lesprit, il ne faut pas nier la nécessité du moyen. La condition actuelle de lEglise réclame des formes extérieures. Cest là que, selon le père Congar, se joue tout le sort dune vraie ou dune fausse réforme dans lEglise.
La seconde tentation est le refus de la croissance, du développement, de la germination de formes nouvelles. Le développement est la loi de la vie de lEglise. Il faut être fidèle au principe et créer des formes nouvelles dapplication et dexistence dans un style plus vrai et plus adapté et conditions présentes. Mais lEglise est socialement conservatrice et répugne à une mise en question permanente. Face à cette tentation, la réforme vise à développer des structures qui rendent le message du Christ plus accessible à tous et plus lumineux:
" ...il existe un rapport profond entre un évangélisme de pensée ou de comportement et un évangélisme de structures, de conditions ou de style de vie. [...] Vraiment, le problème des structures sociologiques de la vie ecclésiale est un problème très profond, et celui dun réformisme porté jusquà ce niveau-là est intimement lié avec les impératifs mêmes de lEvangile ".
Les critiques que Légaut adresse à lEglise touche les deux domaines mentionnés par Congar: le danger que court lEglise de promouvoir les moyens plus que la fin au service de laquelle ces moyens se trouvent; le refus de lévolution des structures ecclésiales pour les rendre plus évangéliques. En cela, Légaut remplit bien une mission prophétique nécessaire dans lEglise. La mutation de lEglise que Légaut appelle de ses voeux a pour but le dépassement des tentations du pharisaïsme et de la synagogue, pour devenir pleinement ce quelle est fondamentalement: communauté, communion qui permet daccéder à la foi.
Le problème est de savoir si cette communauté est aussi un moyen, voire un " sacrement du salut " et , et de savoir comment lessentiel de lEglise demeure dans le dépassement de certaines formes instituées:
Il y a une " sorte de dialectique, inhérente à tout développement, où la réalité acquise est à la fois niée et affirmée, dépassée et accomplie, et qui restera, positis ponendis, la loi de lEglise elle-même. [...]
Il est des cas où la fidélité au principe ne peut être gardée en plénitude quau prix dune certaine infidélité à la forme où elle sest exprimée. Si lon peut appeler " infidélité " ce qui est seulement dépassement en vue dun accomplissement ".
Il sagit donc pour le prophète ecclésial dappeler à une fidélité plus grande à lessentiel, en fonction du temps présent et pour cela, à remettre en cause certaines formes qui ne correspondent pas (ou plus) suffisamment à cet essentiel. Mais plusieurs questions se posent alors: quel est cet essentiel? Quel est le rapport entre les moyens (les formes instituées) et cet essentiel? Ce dépassement est-il accomplissement ou négation des moyens? Est-il réalisation plénière du salut par les moyens, alors totalement ordonnés à leur fin, ou négation de ces moyens pour atteindre un rapport direct avec Dieu, abstraction faite des médiations ecclésiales? De la réponse à ces questions dépend la possible catholicité des intuitions de Marcel Légaut, du point de vue de la réforme de lEglise quil propose. La réponse nest pas sans ambiguïté, aussi, pour pouvoir y répondre avec plus dassurance, il convient de préciser quelques conditions pour recevoir loeuvre de Légaut dans lEglise, conditions qui seront aussi des critères de discernement.
II.2. Une méthode pour réformer lEglise.
La deuxième partie de Vraie et fausse réforme dans lEglise, " conditions dune réforme sans schisme ", indique quatre conditions qui permettent à une réforme de se réaliser dans la communion et avec les régulations quoffrent la tradition de lEglise et de la foi. Le père Congar note que le jaillissement prophétique ou réformateur est toujours ambivalent et porte en lui-même " le germe dune déviation ou dun schisme aussi bien que celui dun renouvellement authentique et fécond ". On se trouve bien avec Légaut devant un tel jaillissement prophétique, dont le danger principal est lunilatéralisme: affirmer un seul aspect dune réalité en sopposant aux autres aspects de cette réalité, qui sont en fait plus complémentaires que contradictoires. LEglise est, comme le soulignait Moehler, une unité de différences, capable daccueillir en son sein des différences nombreuses, à conditions quelles ne se refusent pas, justement, à faire partie dun tout dans lequel les différences sont articulées, au lieu de se prétendre unique. Il y a là une difficulté pour lhomme dune intuition, ainsi lintériorité de la foi, qui éclipse les autres points de vue sur la réalité, par exemple les nécessaires déterminations symboliques, culturelles et sociales de la foi. Pour échapper à cet unilatéralisme, les quatre conditions que propose Yves Congar forment une sorte de " discours de la méthode " de la réforme de lEglise. Comment loeuvre de Légaut se prête-t-elle à ces conditions?
La première est la primauté de la charité et du pastoral. La perception du prophète réformateur peut se développer en système abstrait et personnel ou au contraire tenir compte de la perception de lEglise concrète, des besoins des hommes. " Le prophétique a besoin du pastoral ", cest-à-dire du souci de lEglise concrète, et non dune image idéale quon se fait de lEglise. Il sagit davoir le sens de lEglise, cest-à-dire de partir de sa réalité pour la servir dans son développement et son dynamisme. On peut penser ici à la distinction que fait Légaut entre être de lEglise et être dEglise: " Les hommes qui, par leur fonction, ont autorité dans linstitution [...] sont dEglise "; ils ont le souci de permettre à lEglise-institution de poursuivre sa mission dans les conditions où elle se trouve. Mais tous les chrétiens ont à être, plus fondamentalement " de lEglise ", cest-à-dire ont à orienter leur pensée et leur vie dans le sens de la mission de lEglise, telle quils sont conduits à la découvrir.
La deuxième condition indiquée par le père Congar demande de rester dans la communion du tout, pour une oeuvre de réforme. Le développement solitaire est toujours dangereux, et il y a une articulation nécessaire entre les initiateurs de réformes et la hiérarchie. Les réformes viennent en général de la périphérie de lEglise, mais doivent recevoir " par lapprobation des autorités centrales, la consécration conférée par lapostolicité au prophétisme ". La réforme doit sintégrer dans la structure de lEglise pour porter du fruit, mais cela ne se fait pas sans tension. Légaut a eu conscience de cette nécessité: il était vital pour lui de demeurer dans lEglise, tout en ne se satisfaisant pas de ses formes consacrées. De même, Légaut appelle les chrétiens qui se sentent marginaux dans lEglise à rester à lintérieur de lEglise, " non pas comme corps étrangers, non pas pour faire " groupe de pression " sur lEglise [...] mais comme une présence spirituelle nécessaire à lEglise ", pour que " lEglise institution évolue et se hisse à la hauteur de sa tâche nécessaire ". La réforme ne peut venir que de la base, des croyants de foi, mais ne pourra saccomplir quavec le soutien et la coopération de lautorité, qui devra accepter sa mutation.
La troisième condition porte sur la patience, le respect des délais. Le prophète est naturellement impatient, conscient de lurgence de la conversion à laquelle il appelle, mais pour que son intuition porte du fruit, il faut quelle ne soit pas seulement une oeuvre intellectuelle, mais quelle sincarne dans la vie de lEglise, ce qui demande du temps. Ce point est lié au précédent. La méthode que propose Légaut, de favoriser la naissance de communautés de foi qui seront des foyers de renouveau pour lEglise demande dautant plus de délais que les résistances à la mutation de lEglise sont nombreuses. Ces résistances ne sont dailleurs pas pour lui seulement négatives, car " en combattant ce qui sefforce à naître, elles forcent les ouvriers qui y travaillent à se purifier " pour faire mieux apparaître ce qui relève de lessentiel, et non dune volonté de rupture et de nouveauté.
La quatrième condition développe cette nécessité de la purification pour quelle devienne approfondissement: un vrai renouvellement doit se faire par " un retour au principe de la tradition et non par lintroduction dune " nouveauté " par une adaptation mécanique ". Cest souvent un choc venu du monde qui appelle lEglise à se réformer, mais une réforme doit prendre pour fondement le développement de la tradition authentique du christianisme. Linterpellation prophétique ne peut pas se contenter de demander lintroduction mécanique dans lEglise dun élément nouveau, mais elle doit commencer par un retour aux sources, pour que ce soit bien le principe chrétien qui soit actif dans la réforme de lEglise et qui sassimile lélément nouveau:
" Ce ne doit pas être une nouveauté extérieure qui pénètre le christianisme et se prolonge en lui, mais le christianisme qui fasse son profit, en en tirant son expression ou sa croissance, dun élément ou dune forme jugés aptes à cela ".
Pour Congar, cest cet approfondissement de la tradition qui a manqué au modernisme et qui a provoqué la crise.
" Le modernisme a été une crise dapplication de méthodes critiques nouvelles aux connaissances religieuses, et une tentative pour introduire dans le catholicisme une philosophie issue du courant subjectiviste moderne. Sur ces deux points, qui le caractérisent essentiellement, il représente un effort hâtif dadaptation mécanique, dadaptation-innovation. En critique, il se laissait aller souvent à des improvisations, des hypothèses aventureuses, des renversements déconcertants et fréquemment précaires: où sont maintenant tant de conclusions nouvelles quon nous sommait dadopter? [...] Il risquait par là de compromettre un réel développement de la pensée catholique dans le sens du point de vue du sujet, qui est la grande découverte de la pensée moderne... "
La question qui se pose ici dépasse la question de la méthode pour une réforme. Cest le fondement de cette réforme qui est en question. Légaut est-il un moderniste, au sens du père Congar? Est-ce que le principe de la mutation de lEglise est un apport insuffisamment critiqué du monde moderne, ou bien est-il conforme au développement de la tradition chrétienne? Il y a donc un acte de discernement à faire sur loeuvre de Légaut: est-elle une actualisation fidèle de la tradition chrétienne, ou au contraire, est-elle lintroduction dans la foi chrétienne dun élément qui lui est étranger?
II.3. Opérer un discernement ecclésial.
Par les quelques conditions dune réforme que Congar propose, nous sommes arrivés à une vision plus claire de la place que Légaut peut occuper dans lEglise, et de la manière dont les intuitions quil propose peuvent être reçues et transformer le corps ecclésial. Mais une double question se pose alors: La réforme que propose Légaut, les intuitions sur lesquelles il se fonde sont-elles conforment à la tradition et à la mission de lEglise? Le visage que Légaut veut donner à lEglise est-il pertinent au regard des exigences actuelles? Il sagit donc dopérer un double discernement, en fonction de lEglise et en fonction du temps présent. Ce discernement nest pas simple, car les termes de référence ne sont pas univoques. En effet, il est possible dinterpréter la pensée de Légaut de diverses manières et la foi de lEglise est également susceptible de présentations variées, correspondant à des théologies diverses. Dans la troisième partie, nous étudierons sur quelques points comment la pensée de Légaut entre en relation avec la tradition chrétienne telle que nous parvenons à la penser. Nous voudrions simplement donner ici quelques éléments de méthodologie pour un discernement sur le fond de la pensée de Légaut.
Nous avons vu la possibilité dun unilatéralisme dans son oeuvre, les dangers dune dualité non dialectique. Nous essayerons justement de montrer quil est possible de lire Légaut dans à partir dune articulation intériorité-extériorité. Pour éviter le durcissement du dualisme, il faudrait revenir au germe primitif de sa pensée, sans se bloquer sur les développements trop unilatéraux quil lui donne. Il sagit de prendre appui sur son " noyau prophétique ", sur le coeur de son intuition, quon pourrait ainsi exprimer: on ne peut plus croire aujourdhui comme hier. Si lEglise continue de sattacher à des formes denseignement et de gouvernement relevant dune autre mentalité, cest la foi elle-même qui est en péril. Il y aurait un risque à ce que la conscience des excès de Marcel Légaut empêche de saisir ce que ses intuitions peuvent avoir de juste et de bénéfique pour lEglise daujourdhui. Alors, en réaction contre son unilatéralisme, pourrait se développer un autre unilatéralisme, alors quune voie réformatrice chercherait ce qui peut être intégré.
Une autre voie est de faire appel à la nécessité dune règle de foi. Claude Geffré écrit à ce sujet:
" On ne peut pas faire léconomie dune règle de foi. Il y aura nécessairement une part de réglementation sociale du langage de la foi. Et à lintérieur de lEglise, on doit accepter une certaine tension entre les exigences dauthenticité de ma foi personnelle: " Que mimporte un langage qui nest pas vrai pour moi? " et puis les exigences de ma communion avec tous ceux qui se réclament du Christ: " Que mimporte une vérité qui me sépare de mes frères? ".
La règle de la foi ne peut pas aboutir à une expression uniforme, mais à relier lexpression de la foi vécue à la foi apostolique confessée par toute lEglise: " il faut plutôt parler dune autorégulation de toute lEglise comme corps vivant où chacun est appelé à jouer sa partition ". Il est certain que Légaut, par sa valorisation de lexpérience et de la recherche personnelle, de lauthenticité, ne met pas en avant la régulation de la foi. Cependant, il se considère comme prenant place dans une tradition de foi, celle des disciples de Jésus et il cherche à rendre compte de la foi qui définit cette tradition. A ce titre, il doit être soumis à une régulation de lexpression de la foi, qui sest exercée en particulier par diverses réactions de théologiens à son oeuvre et par la manière dont des communautés chrétiennes reçoivent sa pensée. La réception même des intuitions de Légaut, par le rééquilibrage quelle peut apporter, contribue à cette régulation de la foi.
Une dernière voie est de prendre en considération le temps présent, ses appels et ses exigences, les nouvelles conditions dans lesquelles la foi est vécue et exprimée, les connaissances que les hommes possèdent. Quest-ce que loeuvre de Légaut apporte pour penser la façon dont la révélation peut-être reçue par les hommes daujourdhui, ou pour réfléchir sur la mission présente de lEglise? Son insistance se porte lapprofondissement personnel, la recherche de maturité humaine et dintériorité, sur la mise en question de lextériorité de la révélation, en réponse au désir dautonomie qui habite le coeur de lhomme moderne. Tout cela est-il bien au coeur de la mission présente de lEglise? Le souci affirmé de Légaut de penser la foi chrétienne en fonction de ce que sont devenus lhomme et lEglise au XX ème siècle, sa réflexion sur lévolution des sciences exactes, sur la connaissance quelles offrent à lhomme et sur lévolution des sociétés humaines, sa prise de conscience de la nécessité, aujourdhui, dune justification anthropologique du christianisme, tout ceci permet de penser que loeuvre de Légaut apporte des éléments pour réfléchir à lavenir de lEglise dans la modernité.
Conclusion
Cette seconde partie a montré la nécessité de faire de loeuvre de Légaut une lecture " ecclésiale ", autrement dit " catholique ", cest-à-dire, à la fois de la situer dans lEglise, de prendre en compte la manière dont la pensée de Légaut sélabore dans lEglise, en fonction dune situation dEglise et pour donner un nouveau visage à lEglise. LEglise nest pas alors seulement ce dont on parle, mais aussi le lieu doù lon parle. Ce qui est mis en avant, ce nest pas lidéal visé dans sa pureté, cest ce qui se produit effectivement quand une pensée se forme dans lEglise. Cest à partir de cette ecclésialité de la lecture, que nous voudrions maintenant aborder quelques questions qui se posent sur le fond de la pensée de Légaut: quelle lecture fait-il de lhistoire de lEglise? quest-ce que la connaissance du passé de lEglise peut apporter au croyant daujourdhui? Et quel est le rapport quon peut établir entre la foi vécue aujourdhui, telle quelle est analysée par Légaut et lEglise, telle quelle a se présente dans son caractère dinstitution.