I. Pour une lecture critique et spirituelle
de lhistoire de lEglise.
Légaut nétait pas un historien. Il na pas écrit dhistoire de lEglise. Il ne sest pas intéressé aux conditions de production de lhistoire en tant que discipline scientifique et aux questions épistémologiques quelle pose. Pourtant, la connaissance de lhistoire de lEglise tient une place fondamentale dans son projet et la lecture quil fait de cette histoire mérite aussi attention. Il tente de donner des repères au chrétien du XX ème siècle qui étudie lhistoire de lEglise. Nous parlerons donc ici des questions qui se pose à la conscience chrétienne qui se penche sur lhistoire de son Eglise et de linfluence que peut avoir une telle connaissance sur sa vie de foi et sa vie dans lEglise. Cela nous permettra aussi de réfléchir sur les raisons de limportance que Légaut apporte à cette connaissance de lhistoire.
I.1. Du passif chrétien au passé chrétien.
Les chrétiens du XX ème siècle qui se penchent sur lhistoire de leur Eglise peuvent avoir le sentiment quils sont les héritiers dun passé souvent peu brillant, dont quelques épisodes clefs sont ancrés dans la mémoire collective: linquisition, les croisades, les papes de la renaissance, la condamnation de Galilée, lanti-modernisme... Le souvenir que laisse lhistoire de lEglise a parfois un goût amer. Cela a conduit un théologien comme Jean-Baptiste Metz à se poser la question:
" Le christianisme a-t-il historiquement échoué? LEglise, porteuse institutionnelle de ce christianisme et de sa mémoire a-t-elle historiquement démissionné? [...] Tous les jugements " du dehors " et bien des jugements intra muros paraissent le donner à entendre ".
On omet souvent une racine profonde des critiques dominantes contre lEglise: lexpérience reçue de lhistoire de lEglise, le souvenir des déceptions dues à cette Eglise, la conscience historique des générations, qui savent les alliances douteuses avec les puissants et limpression parfois ambiguë que lEglise donnait dêtre une religion à laquelle on ne croit plus et qui ne fait que se reproduire elle-même ".
Ainsi, pour Metz, lEglise doit aujourdhui regarder en face son histoire, comme lhistoire dune crise et dun échec. Mais cette mémoire dun échec peut avoir une conséquence positive, car au fond, cette crise de lEglise nest pas " une crise des contenus de la foi, mais une crise des sujets et des institutions chrétiennes, qui se refusent au sens pratiques de ces contenus, au " suivre Jésus " ". Cette prise de conscience dune carence de la foi chrétienne dans lhistoire doit conduire à une mise en cause de sa propre manière dêtre chrétien à partir de lexamen critique de lexistence chrétienne dans lhistoire. Metz indique aussi que lEglise daujourdhui se reçoit de celle du passé mais quelle doit le faire en mettant en oeuvre un principe herméneutique de réception, qui pour lui est lexistence dune liberté critique de la société et delle-même au nom du souvenir du crucifié ressuscité.
Lapproche de Légaut nest pas sans rejoindre celle de Jean-Baptiste Metz: même invitation à garder en mémoire les déceptions et le passif du passé de lEglise pour vivre aujourdhui la foi chrétienne dune manière nouvelle. Nous avons présenté dans la première partie, comment Légaut lisait lhistoire de lEglise, sur le double registre de lhistoire dune institutionnalisation et de lhistoire de la foi. Cette lecture permet au chrétien du XX ème siècle de découvrir la spécificité de la foi en Jésus. Il nous faut cependant revenir sur la radicalité de la critique que Légaut adresse au passé de lEglise:
" Je pense que les Eglises [...] ont largement utilisé la religion instinctive pour christianiser le monde. [...] En somme, elles ont habillé seulement dune doctrine nouvelle la religiosité ancestrale qui avait fait la fortune des cultes païens et qui nétait pas non plus tout à fait étrangère à la vitalité de la religion dIsraël. [...] Mais alors une question capitale surgit, une question à peine entrevue et jusquà maintenant toujours repoussée par les croyants comme une tentation contre leur foi. Est-ce que, ensemble, en Eglise, nous autres chrétiens, nous ne nous serions pas trompés dès le commencement? [...] Il ne sagit pas ici de dénoncer une trahison: trahir suppose quon sait ce quest ne pas trahir. Or ici, il sagit dune compréhension, non pas mauvaise, mais gravement incomplète jusquà en être faussée sans cesse et de multiples façons par les horizons mentaux du temps, par ses attentes, par ses peurs. Il sagit dune incompréhension qui touche au plus près à lessentiel sans cependant lavoir perdu et fait disparaître... "
Ce regard profondément pessimiste et critique sur les deux mille ans du christianisme, il ne faut pas le considérer comme un jugement théologique que Légaut porterait du haut dune vérité enfin découverte sur lensemble des chrétiens qui lont précédé. Il est lécho chez lui du souvenir douloureux dune Eglise, celle quil a connu, dans laquelle il lui a semblé que Dieu nétait pas connu comme il aurait dû lêtre, que Jésus nétait plus ce quil avait été pour ses disciples, que lattitude des chrétiens par rapport à la doctrine, à la loi, à lAutorité ne leur permettait pas de vraiment grandir dans la foi. Cette compréhension du christianisme trop marquée " par les horizons mentaux du temps " ne lui semblait plus vivifiée par le souvenir vivant de ce que Jésus avait été. Cette expérience dune crise ou dun échec, cest comme pour Metz, lexpérience d " une crise des sujets et des institutions chrétiennes ": il ne sagit pas dabord de modifier les croyances, mais la manière de les vivre, de sattacher à elles.
Que cette " déficience organique " de lEglise remonte aux origines de lEglise, cest pour Légaut plus le fruit dune intuition spirituelle, que dune étude exhaustive de lhistoire de lEglise: intuition de la transcendance de Jésus par rapport à ses disciples, et prise de conscience du cheminement nécessaire pour atteindre la foi en Jésus. Pour Légaut, ce retour sur lhistoire ne peut pas se limiter à une lamentation ou à une critique. Lire cette histoire en chrétien, cest montrer quelle a une fécondité, quelle nous porte pour notre vie de foi du XX ème siècle. Cette reconnaissance dun apport de lhistoire dans lappel à la mutation qui est lancé aujourdhui à lEglise est une manière dassumer cette histoire, de faire du passif chrétien un passé chrétien. Il nous faut maintenant dégager les principes herméneutiques dune telle lecture, afin de voir comment elle a une influence sur la vie de la foi et de lEglise aujourdhui.
I.2. Relativiser les structures de lEglise pour discerner lessentiel.
a) La critique dune conception apologétique de lhistoire de lEglise.
Pour Légaut, " lignorance de lhistoire de lEglise est une des causes qui empêchent les chrétiens de se convertir ". Malheureusement, lhistoire de lEglise a trop été enseignée pour montrer linfaillibilité, la perfection dune institution dorigine divine, origine où lhomme naurait pas eu de part réelle. On a en quelque sorte hypostasié lEglise, parce quon considérait que la foi était fondée sur les promesses dont elle est garante par son infaillibilité. Légaut réagit en fait à une présentation apologétique de lhistoire de lEglise, considérée comme dinstitution divine. Cette présentation est néfaste à deux points de vue. Parce quelle est guidée par " une recherche systématique de certitudes et de sécurités ", elle trompe lhomme sur le mode daction de Dieu dans le monde et dans lEglise, " objectivant cette intervention de façon infantile et la matérialisant dans lévénement ", alors que cette action ne se réalise quà travers la fidélité de lhomme. Si lEglise est restée fidèle, pour Légaut, cest parce que des chrétiens sont restés fidèles à toutes les époques. Cette présentation est également trompeuse car elle identifie un modèle dEglise, " cette Eglise de chrétienté dont lorganisation et la mentalité, les moeurs et le comportement ne sont pas sans avoir été profondément marqués par les temps et les lieux " avec lEglise invisible, accomplissant la mission de Jésus. Aussi, cette vision, qui relève pour Légaut de lidéologie et non de la foi empêche lEglise de se transformer pour mieux remplir sa mission.
b) Pour une vision lucide et critique du passé de lEglise.
Aussi simpose la tâche dune connaissance du passé de lEglise guidée par un " esprit authentiquement critique " qui permettrait de découvrir que laction de Dieu ne se produit quà travers la diversité extrême des cultures, des modes de pensée et de croire, et que lEglise a connu des réalisations diverses dans le cours de son histoire. Il faut mettre en relief " la nécessité qui simpose à elle comme à toute activité humaine de passer par des tâtonnements et des errements que peu à peu doivent rectifier la lucidité critique et la fidélité courageuse ". Aussi lEglise ne devrait pas craindre de reconnaître ses fautes passées, car elles ne mettent pas en cause lessentiel de ce quelle est. Ce nest plus la pérennité dinstitutions immuables qui fonde la foi, mais au contraire la foi qui apparaît comme le roc sur lequel lEglise doit sédifier.
La lucidité critique et scientifique sur lhistoire de lEglise est donc un élément fondamental pour permettre aux croyants daujourdhui de préparer la mutation de lEglise, en faisant découvrir que " lEglise dans le présent nest pas enchaînée à sa manière dêtre dhier ", que lessentiel ne réside pas dans les institutions, mais dans la mission qui les a suscité et quelles ont pour tâche de poursuivre. Comme dans la version apologétique de lhistoire de lEglise, la version critique de Légaut a donc clairement une fonction pédagogique pour le croyant. Lhistoire nest pas une pure discipline scientifique, mais elle aide à se situer dans le présent et à préparer lavenir.
Cependant, la question de larticulation entre histoire de lEglise et théologie de lEglise se pose. Dans la version apologétique, lhistoire est fondée sur une théologie. Quen est-il dans la version critique? En effet, la visée pédagogique de Légaut présuppose que la connaissance historique produit un résultat; est-ce parce quelle sappuie sur une conception de lEglise, et laquelle? Avant de revenir sur ces questions dépistémologie de la connaissance historique, il convient de mettre en lumière un deuxième plan de lecture de lhistoire de lEglise pour Légaut. En effet, pour lui, lessentiel, plus que la prise de conscience de la variabilité des formes extérieures de lEglise, est la découverte du mode daction de Dieu, qui agit à travers le foi et la fidélité des croyants. La véritable histoire de lEglise est lhistoire des disciples.
I.3. Lhistoire des disciples, appel à la foi et à la renaissance de lEglise.
Nous lavons dit, Légaut oppose deux histoires, lhistoire des institutions et lhistoire des disciples, qui ont maintenu lEglise vivante et ont transmis lesprit vivant de Jésus:
" Depuis deux mille ans, à chaque génération, des chrétiens ont ainsi maintenu, autant quil était en eux, souvent dans lobscurité de la foi, dans linvraisemblance de lespérance, dans limpossibilité de la charité, le souvenir intelligent, vivant, actuel, efficace, des quelques mois que Jésus passa avec ses disciples;... "
La connaissance de cette histoire permettrait de découvrir que à chaque époque, des chrétiens ont accomplit ce quon pourrait appeler avec Balthasar " le pas vers lEsprit ". Ce dernier affirme que tout au long de lEglise, ce pas est nécessaire, le pas de la structure à la liberté de lEsprit. Le véritable progrès pour lEglise nest pas alors historique, il est à faire à toutes les époques: " Lexistence de lEglise, cest le progressus quotidien et toujours nouveau de la lettre à lesprit, du revêtement au sens profond, de la Loi à lEvangile, de lAncienne Alliance à la Nouvelle... Dans cette perspective, une évolution temporelle de lEglise devient superflue et tout à fait invraisemblable ". Cest chaque chrétien, chaque génération qui doit accomplir le même passage. Il ny a pas de progrès historique dans le sens où ce pas vers lEsprit nest jamais acquis pour la génération suivante. Chacun doit refaire le même parcours, certes en profitant de lexpérience des générations passées, mais en ayant à accueillir de nouveau la grâce pour soi-même et à sa manière propre.
Cest un souci de rendre accessible la richesse des expériences de foi passées qui guide Légaut. En effet, si cette histoire était vraiment connue et reçue dans lEglise daujourdhui, elle permettrait denvisager avec sérénité lavenir de lEglise:
" Si le chrétien, grâce à sa foi, grâce à une histoire mieux connue, atteignait la compréhension intime de ce passé plus abondant en initiatives prophétiques quaucune " histoire sainte ", plus riche en valeur spirituelles quaucune " légende dorée ", il serait en mesure de reconnaître la légitimité de la mutation dont dépend le sort de lEglise ".
Légaut indique un principe herméneutique pour accéder au passé de lEglise: " grâce à sa foi ". Il sagit de la qualité spirituelle de la lecture quon fait du passé de lEglise. Et là encore, il critique vivement une manière de se rapporter à ce passé, qui est le culte des saints:
" Le culte des saints par la forme quil a prise au cours des siècles sans être tout à fait une renaissance du culte des idoles, se tient à la limite de la superstition. Trop rarement, il est la conséquence dune véritable filiation spirituelle, due à la compréhension de lintime dun disciple de Jésus quon vénère comme un ancien dans la foi et comme un père, avec qui on communie parce quon participe à ce qui fut lessentiel de sa vie et que, à la lumière de ce quil a été, on reçoit de lui la révélation de soi-même et de lappel personnel que celle-ci implique ".
Ce que la connaissance de ceux que Légaut préfère appeler " disciples " que " saints " apporte au chrétien, ce devrait être une révélation de la foi, une compréhension intime de lexistence et de lesprit de Jésus pour entrer dans le même esprit et découvrir la mission qui lui est propre. Légaut utilise là de nouveau le modèle de la paternité spirituelle, pour décrire linfluence du disciple. Ainsi, cest par cette chaîne de disciples quà chaque génération, des chrétiens sont de nouveau capables de vivre de lEvangile, de recevoir dans leur existence la fécondité de la mission de Jésus, mission qui conduit lhomme à son accomplissement. Ce que vive les disciples de Jésus, pour Légaut cest une percée vers lorigine, vers la source, quest lesprit fondamental de Jésus, parce justement lEglise sest éloignée de cette source. Et là encore, il est possible de faire un parallèle avec Balthasar, dautant plus que dans un article de 1979: " Les saints, croix de lhistoire ", ce dernier met Légaut explicitement en cause sur sa conception du rapport au Christ:
" Il est très évident et dune importance décisive pour lhistoire de lEglise que la sainteté est toujours une percée vers lorigine, vers limitation immédiate et personnelle du Christ pour retrouver la source par-delà tous les encroûtements dun christianisme de routine. Elle nest jamais une rébellion contre le côté institutionnel de lEglise, mais elle permet de reconnaître en celui-ci ce quil y a à communiquer de lEsprit du Christ ".
Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur le rapport entre la foi et lEglise comme institution, mais cette percée vers lorigine exprime assez bien la conversion que Légaut demande au chrétien aujourdhui, pour retrouver lesprit de Jésus. Mais cest là quintervient la critique:
" Dans ces percées se produit réellement ce que Kierkegaard a appelé " contemporanéité avec le Christ ". Non pas, dans son opinion, en court-circuitant la tradition intermédiaire (bien que Marcel Légaut le pense à tort et montre en cela une mésintelligence fondamentale du catholicisme). Mais au contraire en retrouvant le Seigneur vivant aujourdhui dans le Monde et dans lEglise et qui sy manifeste comme son origine et son essence ".
Face au danger de perdre cette " contemporanéité avec le Christ ", Légaut est aussi sensible que Balthasar à la nécessité dune présence permanente de lorigine dans le moment présent, malgré la distance historique. Mais Balthasar considère que Légaut penserait pouvoir atteindre directement lorigine, sans passer par des médiations historiques. Cependant, ce qui vient dêtre dit montre que ce nest pas le cas: la relation de paternité spirituelle est pour Légaut la médiation nécessaire qui permet dentrer dans la vie spirituelle. De même, la fonction dappel de lEglise indique quon a besoin de linstitution pour devenir croyant. Enfin, cest justement par la fécondité de lhistoire des disciples quil est possible de " mieux comprendre que jadis loriginalité fondamentale de Jésus ". Légaut considère que la connaissance historique permet au chrétien de découvrir la nature propre de la foi et lui donne les moyens, en laidant à entrer dans la vie spirituelle, doeuvrer pour la renaissance de son Eglise, comme les disciples lont fait à toutes les époques. La différence Légaut-Balthasar porterait alors sur la nature de la médiation historique nécessaire pour atteindre la foi: Légaut ne minimise-t-il pas laspect ecclésial et social de la rencontre du Christ, pour valoriser laspect de rencontre intérieure? Légaut parle dailleurs pour la tradition chrétienne de tradition du " coeur à coeur " quil valorise par rapport à une tradition du " bouche à oreille ". Est-ce que Légaut ne représenterait pas alors une spiritualisation excessive de la tradition et une dévalorisation de ses éléments plus institutionnels? Aussi faut-il, avant den venir à cette question du rapport entre foi et médiation ecclésiale, réfléchir sur les critères de cette lecture de lhistoire.
I.4. Histoire de lEglise, vie spirituelle et théologie.
a) Lhistoire de lEglise, " lieu spirituel ".
Pour Légaut, la connaissance de lhistoire de lEglise doit donc obéir à deux points de vue principaux, entre lesquels il établit une cohérence forte: une visée critique visant à montrer la relativité des formes ecclésiales et la part de lhomme dans leur genèse; une visée spirituelle, par laquelle, en découvrant la fidélité des disciples de tous les temps, le chrétien daujourdhui peut à son tour entrer dans cette fidélité à lessentiel. La perspective critique donne une vision plus exacte du mode daction de Dieu en lhomme, en faisant tomber les pans de merveilleux qui ordinairement habillent les vies de saint. A travers une connaissance plus juste de lhistoire de lEglise, cest lessentiel du christianisme qui apparaît au croyant. Lhistoire doit finalement tendre à être une histoire de la foi, la foi qui fait vivre lEglise, la foi qui anime les disciples. Légaut fait finalement de lhistoire de lEglise ce quon pourrait appeler " un lieu spirituel ". La connaissance authentique du passé de lEglise permet au chrétien de découvrir quil doit la porter par sa foi pour la faire vivre, quil doit à son tour découvrir lessentiel de la foi, au-delà de ses formulations contingentes, et donc quil doit tenter de retrouver la " contemporanéité du Christ ", de comprendre ce que Jésus a vécu. Mais il y a un cercle herméneutique entre le sujet de la connaissance historique et son objet. En effet, cest avec sa propre recherche de foi, avec ses questions sur lEglise que le croyant aborde lhistoire de lEglise. Tant que les croyants restent dans une configuration de chrétienté, ils liront lhistoire à partir de leur conception de la foi et de lEglise. Aussi, il faut considérer que la révision de lhistoire de lEglise accompagne la conversion des croyants et la mutation de lEglise, plus quelle nen est la cause. Mais une transformation de la manière de croire aujourdhui inclut nécessairement une révision du regard quon porte sur lhistoire de la foi. Cela conduit à poser la question des présupposés avec lesquels on aborde lhistoire de lEglise, du rapport entre histoire et théologie de lEglise.
b) Histoire de lEglise et théologie de lEglise.
Nous nous servirons pour réfléchir sur le rapport histoire et théologie de lEglise dun article de Walter Kasper, " Lhistoire de lEglise comme théologie historique ". En effet, Légaut met en cause une théologie de lEglise dans sa valorisation de lhistoire de lEglise. Il voudrait remplacer la théologie de lEglise par lhistoire de lEglise. La théologie est alors considérée comme la réflexion " sur lautorité, la normativité, la vérité, la valeur de la tradition vivante de lEglise ", elle cherche à déterminer lidentité de lEglise. Au contraire, lapproche historique met davantage laccent sur " la distance entre cette tradition vécue et la tradition originelle ", elle montre la diversité des différentes expériences dEglises. Peut-on alors envisager de remplacer la dogmatique par lhistoire, comme semblerait vouloir le faire Légaut. Cela nest pas possible, et pour plusieurs raisons.
En fait, il ne sagit pas dun conflit entre théologie et histoire, mais dune opposition entre deux types de théologie de lEglise, qui prend lhistoire pour terrain. Kasper note que grâce à Gadamer " on peut parler véritablement dune réhabilitation du préjugé et de la tradition dans lherméneutique contemporaine " et que " ce nest pas labsence de présupposés qui est la vertu de la science, mais lautocritique portant sur ses fondements ". Légaut soppose à une configuration dogmatiste de le théologie et de lhistoire de lEglise, mais il le fait au nom de sa propre conception de lEglise et de son histoire. Cependant, il faut noter que cette conception de lEglise permet à la science historique de sexercer dans toute sa rigueur scientifique. Si lon pose la question, lhistoire de lEglise est-elle théologie ou histoire, il faut donc répondre quelle est à la fois théologie et histoire, et que cela ne soppose pas. Le meilleur service que peut rendre lhistoire à la théologie, cest dêtre pleinement historique.
Kasper note aussi que lopposition entre méthode historique et méthode dogmatique, configuration dans laquelle Légaut semble se situer, est aujourdhui révolue. La valeur de lhistoire pour la théologie a en effet été reconnue, lhistoire est un véritable lieu théologique, et la connaissance historique est présente même dans la théologie dogmatique, qui se conçoit plutôt " comme une science herméneutique qui procède de façon historique, qui comprend les dogmes à partir de leur genèse historique, et donc aussi à partir de leur contexte historique ". Lopposition histoire-théologie est en fait marqué par la problématique moderniste. La requête de Légaut, la liberté de la recherche historique, a été honorée par la théologie. Mais la théologie de lEglise reste nécessaire: " lhistoire de lEglise est lhistoire de son essence, et lobjet de lhistoire qui étudie lEglise est lhistoricité de lessence même de lEglise ". On comprend lhistoire de lEglise à partir de la manière dont on comprend lEglise.
Il nous faut maintenant chercher à comprendre lEglise avec Légaut, et approfondir la manière dont nous pouvons définir sa mission dans la modernité. Une théologie équilibrée de lEglise nous semble aujourdhui nécessaire pour penser larticulation entre lexpérience de foi et lEglise.
II. Penser une unité entre lEglise et la foi dans le contexte de la modernité.
II.1. La condition de la foi dans la modernité.
Pourquoi partir ici de la foi? Nous aurions pu prendre lEglise comme point de départ de notre réflexion, et étudier comment la pensée de Légaut entre dans les cadres que celle-ci propose. Mais nous aurions risqué alors de porter sur Légaut un jugement dont les critères ne prendraient pas en compte la spécificité de sa pensée. Il nous semble préférable dépouser le dynamisme de celle-ci pour la questionner sur ce quelle nous apprend de lexpérience de foi et de la mission de lEglise, pour tenter den déterminer, en léclairant par la pensée de théologiens, les accents et les limites, et en retirer ce quelle peut apporter aujourdhui à une théologie de lEglise.
Un second motif de ce point de départ est que nous tenons ici à prendre Légaut pour ce quil est. Il nest pas dabord un théologien de lEglise, même si il a élaboré effectivement une théologie de lEglise, mais il est fondamentalement le témoin dune expérience de foi dans la modernité. Ce témoin, décrivant et analysant ce quil vit, prend conscience quil ne lui est plus possible dêtre croyant comme on lui avait enseigné à lêtre. Il découvre ce quon pourrait appeler une mutation de la foi, qui nest pas simplement mutation de sa foi, mais aussi de la foi telle quelle est communément vécue autour de lui dans les communautés quil fréquente. Ce sont les traits de cette mutation que nous allons tenter de dégager maintenant, en prenant appui sur Légaut, mais sans nous limiter à ce quil dit explicitement de la foi, pour le situer dans le contexte des nouvelles conditions de la foi dans la modernité. Lhomme moderne veut croire en adulte, conscient de lui-même, et responsable.
a) Lexpérience de la foi est fragile.
Légaut est sensible à la transcendance du mouvement de foi, à la lutte du croyant pour attendre la foi, pour dépasser la simple adhésion aux croyances. Il insiste fréquemment sur le " travail de la foi ". La foi est un travail intérieur, une conversion qui est de moins en moins soutenue par la société et la culture, mais que lhomme doit accomplir par lui-même dans un cheminement vers lintériorité. La foi nest jamais acquise définitivement, elle doit toujours être ressaisie dans son dynamisme de vie, sous peine de se durcir en croyances qui en sont plus vivifiées par lesprit qui les a fait naître. La foi est fragile, car elle risque toujours de se perdre dans le sable des croyances, de lattachement à des doctrines. Cest aussi une foi qui se sait en cheminement. Son état nest pas la plénitude satisfaite de celui qui se croit dans la vérité. Elle nest plus une foi qui pouvait sappuyer sur un dogme infaillible et reçu sans critique, elle est sans certitude. Ce quelle affirme, elle y croit, parce quelle sait quelle pourrait en douter. Le doute est toujours présent comme lenvers dun mouvement. La foi doit progresser vers son accomplissement, larrêt pour elle serait mortel. Linsistance sur la foi comme expérience, sur la différence entre celle-ci et les croyances, en fait une foi exposée. Cette fragilité de la foi, dans son cheminement et dans son affirmation, conduit à une distance grandissante avec la foi prescrite par lEglise.
b) Un fossé se creuse entre la foi vécue et la foi prescrite, dans un contexte dautonomie de la conscience.
La foi est donc vécue comme expérience. Elle est aussi vécue comme liberté. La préoccupation première nest pas davoir la foi de lEglise, dadhérer à lensemble des dogmes et des doctrines, ce quon pourrait appeler la foi prescrite, mais de voir comment la foi aide à vivre, comment elle permet de donner du sens à la vie, où mieux de découvrir le sens de sa vie. La foi est dabord une affaire personnelle, qui sest en grande partie privatisée. La valorisation du pôle existentiel de la foi, daccomplissement personnel fait quil est devenu difficile de sapproprier la totalité de la foi de lEglise dont on ne voit pas la liaison interne avec lexistence: " Une certaine faille sest peu à peu fait jour et sest élargie entre ce qui était dit et fait dans lEglise et ce qui y était vécu réellement ". La foi et la morale de lEglise, prise dans leur totalité risque dapparaître comme une superstructure idéologique dont on ne voit pas lutilité pour vivre aujourdhui, que chacun sapproprie selon une " hiérarchie subjective des vérités de foi qui ne correspond pas nécessairement à la hiérarchie des vérités de la foi officielle de lEglise institutionnelle ". On est plus attentif à la qualité de ladhésion de foi, à son authenticité, quà laffirmation intégrale de la foi de lEglise. Cette distance avec la foi prescrite se développe aussi sous la pression de lesprit critique.
c) La foi soumet ses contenus à lesprit critique.
La foi comme doctrine imposée sans raison nest plus acceptée. Est-il nécessaire de comprendre pour croire? En tous cas, on veut comprendre ce quon croit:
" Mais désormais, quand un homme a atteint un niveau suffisant de culture et de conscience, adhérer à ces propositions comme on le pratiquait jadis, sans avoir fait delles une approche personnelle, souscrire à ces propositions sans au préalable les avoir passer au crible de la raison critique nest plus possible. Il faut même sans cesse les reconsidérer pour que ladhésion quon leur donne reste saine et féconde ".
Le croyant naccepte plus aujourdhui une croyance simplement parce quon lui affirme quil faut la croire. On a noté plus haut la nécessité de la convenance avec un cheminement personnel. Sy ajoute la possibilité de pouvoir sapproprier personnellement ce quon croit par lexamen critique, et le droit de refuser ce qui paraîtrait absurde ou infondé. Pour que la foi puisse être enracinée dans lhomme, il faut que les croyances qui les expriment soient " comprises en profondeur et atteinte dune nouvelle manière à la suite de démarches personnelles ", dans lesquelles les exigences de lintégrité de lesprit devront être profondément respectées. Le croyant naccepte plus de sacrifier sa raison à sa foi. La foi, pour être vécue comme sincérité doit être pensée. Etre chrétien, ce nest ni être crédule, ni être incrédule, car finalement, ce nest pas la raison et la critique qui décident de la foi, même sil faut quelle passe à travers elles. La foi est dabord engagement et décision.
d) La foi est vécue comme engagement personnel.
Parce que le croyant nest plus portée par la société, devenir chrétien relève de plus en plus dune décision personnelle, que chacun doit faire pour lui-même: " Dans lavenir chaque chrétien devra être un converti et non plus seulement lhéritier et le conservateur dune religion familiale ou nationale ". Cela signifie que la foi exige plus quautrefois un approfondissement personnel, parce que la foi est moins enracinée dans des conditions sociales et culturelles qui autrefois la portaient. Ne restent chrétiens que ceux qui y tiennent, qui comprennent la valeur de la foi pour leur existence. Aussi est-il nécessaire quils se soient préalablement appropriés la foi dont ils entendent vivre, dans la sincérité de leur conscience.
e) Questions posées par cette nouvelle figure de la foi.
Cette nouvelle figure de la foi, dont Légaut est le témoin, montre une désinstitutionnalisation et une intériorisation de la foi. Il se crée une sorte de dissociation entre la foi et lEglise. Il ny a plus didentité entre être chrétien et vivre en Eglise. On est croyant non pas parce quon a reçu la foi de lEglise, mais parce quon a fait un cheminement personnel pour décider de vivre de la foi. La foi sappuie moins sur les formes instituées que sont les dogmes, le culte, les lois, et lensemble de lenseignement de lEglise. Cette forme de foi se dit plus fidèle à lEvangile, parce que plus libre, plus volontaire, plus consciente des exigences de la vie spirituelle, moins liée à une société de chrétienté. Mais plusieurs questions se posent alors: comment, dans un tel contexte penser linstitutionnalité de la foi? Comment articuler la foi et ses nécessaires médiations humaines, sociales, doctrinales, instituées? Comment peut être vécu dans ce nouveau contexte laspect de communion, de sociabilité? Et ensuite, comment lEglise elle-même, en tant quinstitution peut-elle réagir en face de ce nouveau visage de la foi? Peut-elle accepter, sans autre forme de procès, cette dissociation entre ce quelle annonce et prescrit et la foi effectivement vécue par les chrétiens dans la modernité? Une question déducation chrétienne se pose aussi: comment favoriser la foi et la vie en Eglise dans ce nouveau contexte? Nous voudrions prendre au sérieux cette foi en mutation, ne pas trop tôt la récuser à cause de ses unilatéralismes et de ses limites, quil importe cependant de montrer et voir comment Légaut nous aide à penser cette nouvelle situation quil décrit.
II.2. Comment se pose aujourdhui la question de linstitutionnalité de la foi?
Ne faisons pas de Légaut un prophète du pur Evangile! Il reconnaît clairement que la foi a besoin des croyances, de lEglise pour se développer. Mais, ayant vécue dans une Eglise où les institutions (en tant que structures ecclésiales historiquement déterminées) étaient considérées comme le fondement et lessentiel de la vie chrétienne, et ne mettait pas en valeur la nature propre de la foi, il fallait récuser ce modèle. Cest ce que Légaut a fait, en centrant sa recherche sur le caractère original de la foi, dans sa transcendance par rapport à ses formes instituées. Mais on peut se demander sil na pas minimisée la réalité instituée de la foi, en critiquant à juste titre des institutions trop coupées de la foi. Il convient peut-être aussi de prolonger son oeuvre pour les temps qui sont les nôtres, où se pose la question de la réinstitutionnalisation de la foi. Pour cela, nous nous aiderons principalement de Karl Rahner, un des rares théologiens cités par Légaut. Il nous semble en effet que sa distinction entre transcendantal et catégorial recouvre la distinction de Légaut entre mouvement de foi et croyances, lois et doctrines.
II.2.1 Valeur, ambiguïtés et limites du processus de désinstitutionnalisation de la foi
a) Valeur de ce processus.
Légaut est lhomme dun appel: appel à la foi, à lauthenticité de la vie chrétienne dans une lucidité sans faille, à lapprofondissement de la rencontre de Dieu par la médiation de la personne de Jésus. Il a vécu et montré que lessentiel échappe à toute institution qui voudrait contrôler la vie religieuse des chrétiens. Il a mis en lumière lexpérience fondamentale de la rencontre intérieure de lhomme et de Dieu, expérience qui donne sens à toute la vie chrétienne, et qui dépasse tout ce quon peut dire sur elle. Tout chrétien na-t-il pas à vivre ce cheminement vers lessentiel, pour ne pas confondre le christianisme et une idéologie, même si la voie qui est prise na pas de but déterminable? Cest la question que pose Légaut à lEglise et aux chrétiens. Son expérience lui montre que cette préoccupation de lessentiel va de pair avec une relativisation des croyances, des lois et des structures ecclésiales, et à une transformation de la manière dont on se rapporte à elles, pour quelles soient au service de la vie spirituelle. La réalité instituée de la foi nen est pas le coeur.
b) Ambiguïtés de ce processus.
Le rapport entre foi et croyance ne peut pas être simplement pensé en terme de dégagement, de dépassement. Dépasser les croyances par la foi ne dit pas tout, car il ne sagit pas de supprimer les croyances, il sagit den vivre, donc de ne pas leur donner une adhésion seulement intellectuelle, mais den découvrir la profondeur du sens, sens qui dépasse, mais aussi réalise les formulations quon leur donne. Le mot clef nest-il pas alors le mot que Légaut a mis au centre de son livre, Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie: lappropriation. Lhomme doit sapproprier la loi et la doctrine dans ce que Légaut appelle " lobéissance de fidélité et ladhésion de foi ". Il sagit de recevoir la loi et la doctrine à la lumière de son intériorité pour en vivre. Légaut soppose ici à une conception extrincésiste de la vérité de la foi.
Le problème est ici de savoir si il y a une correspondance possible entre la foi, (ou lintériorité) et la doctrine (ou linstitution): est-ce que la première échappe nécessairement à la seconde, ou est-ce que la seconde peu exprimer et susciter adéquatement la première? Cela se divise en deux questions: Peut-on atteindre une formulation de type doctrinale ou dogmatique exprimant la réalité spirituelle fondamentale dont vit tout homme? Dans quelle mesure une formulation doctrinale (ou une médiation institutionnelle) de la foi fait partie de laccomplissement (de lessentiel) de cette dernière?
c) Limites de ce processus.
Cest à cette dernière question que nous voudrions dabord répondre. En effet Légaut avoue à la fin de sa vie, que même si lessentiel de son oeuvre est lappel à lintériorité, une certaine théologie et philosophie sy exprime:
" Sous-jacent à lensemble de mes livres, dune façon non visible au début mais, par la suite de plus en plus claire, une certaine philosophie, une certaine théologie se sont peu à peu fait jour. Celles-ci, je dois le reconnaître, à mesure que les années me conduisaient à mapprocher de mon propre mystère, nont pas été sans avoir une influence croissante sur le cours de ma vie et sur mes manières de dire. Cependant cette place est toujours restée seconde malgré son importance grandissante ".
Légaut reconnaît ici que le cheminement spirituel nest pas simplement fait dun dégagement des croyances, mais aussi dun engagement de la foi dans des formulations qui expriment aussi adéquatement que possible lexpérience de foi. Légaut met bien en lumière, parce quil la vécu, le mouvement de dépassement des croyances par la foi, mais il insiste moins sur le mouvement dinstitutionnalisation, qui fait pourtant partie du mouvement de la foi. Raymond Mengus lui en fait le reproche:
" Le mouvement de la foi nest pas encore assez puissant chez M.Légaut pour intégrer tout le reste! Il conserve paradoxalement quelque chose de frileux et dextrinsèque, qui le pousse à se défendre, à saffirmer pour lui-même, isolément, et qui le maintient à distance de lindispensable, voire en réaction contre lui.
Il satteste de préférence dans la nudité du pur effectuer ou, pour utiliser des termes chers à lauteur, dans la rigueur du dépouillement. Toute détermination lui paraît une négation, tout contenu lui est suspect. Karl Rahner, lun des très rares théologiens cités par Légaut, distinguait fortement le catégoriel et le transcendantal, mais cétait pour les unir. Marcel Légaut les sépare et les oppose. Allons, Monsieur, encore un effort de dialectique! Sous peine de retomber dans la juxtaposition et dans lextériorité: un comble ".
En effet, si Légaut propose une philosophie et une théologie issue de son expérience spirituelle, il ne pense pas ce que ce mouvement de retour aux " croyances " signifie pour la foi. Il ne semble pas voir le danger quil y a dans un excès de dégagement de la foi par rapport aux croyances. Il nindique pas non plus comment un tel travail de (ré-) institutionnalisation peut se faire aujourdhui dans lEglise. Il est cependant soucieux dun renouveau des institutions car il est toujours conscient que la foi sappuie dans son mouvement sur des croyances.
II.2.2. La nécessité et la valeur de linstitutionnalité de la foi dans lEglise
A partir de ces réflexions sur le cheminement de Légaut, nous voudrions poser ici quelques jalons pour définir aussi clairement que possible le rapport entre foi et institutionnalité de la foi, ceci afin de mieux entendre les propositions que fait Légaut pour une mutation de linstitution ecclésiale.
a) De la nécessité du caractère institutionnel de la foi
Légaut est tout à fait conscient de la nécessité dune institutionnalité de la foi. Pour évoquer le caractère institutionnel de la foi, il parle aussi dindispensable. On pourrait préciser avec Rahner que la nécessité de " lobjectivation catégoriale du don " provient de lhistoricité de lhomme qui " ne peut épanouir le fond de sa nature et sa vocation éternelle que dans lhistoire, dans le cadre de lespace et du temps: impossible pour lui de se réaliser dans le sanctuaire de la pure intériorité, dans la mystique, en se débarrassant de sa condition historique ". On pourrait situer cette nécessité de linstitution pour la foi en deux lieux, au départ et à larrivée du mouvement de foi. Pour que la foi puisse naître, elle a besoin daccéder à la connaissance de Jésus-Christ, de découvrir un lieu ou la foi est vécue dans lhistoire et qui soit appel pour dautres croyants. Quand la foi sest développée, elle a besoin de se dire, de sexprimer dans des catégories, des formulations, de vivre dans une communauté, de sincarner dans lhistoire.
b) Du lien intrinsèque entre le mouvement de foi et linstitutionnalité de la foi.
Il faut cependant aller plus loin. Légaut fait de la foi une réalité transcendante par rapport aux croyances et à lEglise en tant quinstitution. On pourrait parler chez lui dun risque dextrincésisme inversé. Parce quil désire montrer la nature propre du mouvement de foi, montrer son universalité, il a tendance à oublier que " loriginalité profonde du christianisme " est dêtre " synthèse de labsolu et de lhistorique ". Voici comment Rahner explicite ce que signifie cette synthèse:
" Une saine conception de lhistoire de lhomme ne donne pas à celle-ci le visage dune réalité adventice et fortuite dans son existence, dont nous avons vu quelle est celle dun être transcendant par nature. LHistoire, cest précisément lhistoire de cette nature transcendantale en tant que telle. Le chemin par lequel lhomme est axé sur Dieu nest pas celui de la pure intériorité, de la pure mystique, loin des sentiers de lHistoire: il passe au coeur de lhistoire individuelle et collective de son être tel quil est constitué. Aussi le christianisme peut-il fort bien être à la fois limprégnation, par la grâce, de la nature transcendantale de lhomme, comme il a été dit, mais aussi et en toute vérité une histoire, dans laquelle cet être se développe et atteint, à travers un ensemble de matériaux qui lui sont offerts dans le cadre de lespace et du temps, sa pleine stature.[...] Et cest pourquoi il y a lEglise, communauté et sacrement de salut ".
La vie chrétienne, la foi chrétienne pourrait être caractérisée comme la rencontre de Dieu dans lhistoire et à travers elle. La rencontre du mystère de Dieu est du domaine du transcendantal, et cest là lessentiel qui ne change pas dans le christianisme. Mais lessentiel de la foi ne peut pas être réduit à un pur mouvement transcendant. Il est aussi dans le caractère historique et institué du Christianisme. Linstitution est justement ce qui est donné, posé, ce qui est là et quon reçoit. En premier lieu le fait que Jésus-Christ soit la médiation plénière du salut, de laccomplissement humain, mais aussi le fait quune Eglise soit le porteur de la Révélation. Dans toute concrétisation historique de la foi, il convient de dégager un universel (ou essentiel), qui est la juste expression de lexpérience transcendantale, des aspects contingents et historiques des formulations de foi. Ce que permet la mise en lumière de lexpérience de foi, telle que la cherche Légaut, cest dapporter des éléments nouveaux au discernement entre universel et contingent: ce qui reste essentiel dans linstitution, cest ce qui est ordonné à lexpérience de foi. Le reste est contingent et dépend de lhistoire. Cest dailleurs une partie de loeuvre de Légaut que ce discernement, quil accomplit à partir de labsolu que représente pour lui lexpérience de la foi. Il y a donc dans son oeuvre considération dune liaison intrinsèque entre foi et structure: même si la foi nest pas limitées à ces déterminations catégoriales, elle ne peut en être séparée.
c) De lEglise comme faisant partie essentiellement de linstitution de la foi
Nous avons pour linstant abordé le caractère institutionnel de la foi dans sa généralité. Il nous faut maintenant venir au problème particulier que pose chez Légaut le rapport entre lEglise et laccomplissement de lhomme. LEglise ne peut pas être seulement considérée comme la communauté de ceux qui auraient la foi, sans que lappartenance à une Eglise ne structure cette foi. Rahner affirme cette appartenance de lEglise à lessence de la foi chrétienne avec force:
"LEglise a quelque chose à faire avec lessence du christianisme et nest pas seulement une organisation ordonnée à un accomplissement religieux qui pourrait être pensé dans sa signification propre indépendamment même dune telle organisation religieuse. [...] LEglise est un pan de christianisme en tant quil est lévénement salvifique même. Nous ne pouvons éliminer de lessence de lhomme, même comme sujet de la religion, de la relation à Dieu, lélément communautaire, social, lintercommunication ".
Lanalyse que fait Légaut de laccomplissement humain laisse-t-elle suffisamment de place à la socialité humaine? Certes, Rahner le précise aussi, il y a une hiérarchie des vérités et lEglise nest pas le " fondement porteur du christianisme ". Légaut a donc raison de mettre en valeur avec force le mouvement propre de la foi, mais sa faiblesse est de ne pas montrer assez le caractère enraciné, incarné du mouvement de foi. Si linsistance est portée sur la transcendance du mouvement de foi, et non sur son institutionnalité, cest par peur que cette institutionnalité ne prenne le dessus et ne dissimule ce sans quoi elle perd son sens. Mais être chrétien sans lEglise, cela nest pas possible: " Si quelquun est de Jésus, il est de lEglise. Et sil est de lEglise, il doit le demeurer au nom de sa foi en Jésus et pour lui rester fidèle ". Lappartenance à lEglise est essentielle pour le chrétien, mais la manière nouvelle dont le chrétien moderne vit sa foi entraîne une transformation de la manière dont il se rapporte à lEglise.
Ainsi, il nous semble que le terrain est maintenant dégagé pour reprendre lanalyse du regard que porte Légaut sur lEglise, à partir de la nouvelle configuration de la foi dans la modernité. Nous sommes parvenus à penser lunité entre Eglise et foi, entre foi et institution. Cest à partir de cette unité quil devient désormais possible de comprendre de manière juste ce que Légaut propose pour lavenir de lEglise.
II.3. LEglise, institution de la foi.
Si lexpérience de foi et la réalité ecclésiale ne sont pas séparables, une transformation dans la manière dont la foi est vécue entraîne nécessairement une transformation de lorganisation ecclésiale. Il ne sagit pas ici de porter un jugement sur la foi telle quelle est vécue dans la modernité et telle que Légaut en témoigne mais de constater que si la foi change et si lEglise refuse daccomplir les changements correspondants, le fossé entre foi vécue et existence ecclésiale ne pourra que sagrandir. Au contraire, il semble que la mutation de lEglise que Légaut appelle de ses voeux ait pour but la consolidation dune unité entre foi et Eglise. Comment les pistes quil donne peuvent-elles servir à une telle unité, entre lEglise et la foi.
II.3.1. Pour une Eglise communion instituée
a) Dépasser le dualisme communion-institution
Légaut oppose volontiers dans sa conception de lEglise la communion et linstitution. Il affirme certes que les deux existent inséparablement dans lEglise, mais celle-ci est marquée par une dualité fondamentale entre deux éléments de nature hétérogène. De plus, lopposition se durcit lorsque larticulation se fait mal, ce qui est le cas dans lEglise qua connu Légaut où linstitution se prenait pour la totalité et le fondement de lEglise, où lEglise empirique, telle quelle était, se considérait comme lEglise telle quelle avait été voulue par le Christ, sans distance aucune, sidentifiant à labsolu du Christ. Dépasser le dualisme implique donc de sortir de cette situation, de faire de linstitution un service de la communion (donc de la foi) et de lhomme: " Linstitution et ses lois, la doctrine et son enseignement ne sont-ils pas pour lhomme? Elles doivent se plier à son cheminement souvent contourné sans sy asservir et à ses cadences souvent diverses, changeantes ". Cette mutation de linstitution implique un discernement entre lessentiel et le contingent, et une écoute toujours attentive des besoins des hommes, pour sadapter à eux.
A partir de cette transformation de linstitution, il devient possible de faire valoir que la communion nexiste pas sans institution, quelle a besoin de se recevoir dun donné social et intellectuel quelle ninvente pas, et qui pourtant est lexpression adéquate de lexpérience de foi, qui lui permet alors de se structurer et de durer dans lhistoire. Cependant, linstitutionnalisation de la foi ne doit pas dispenser chaque chrétien de refaire pour lui-même le cheminement de foi qui est objectivé dans les structures et les croyances et celles ci ne doivent pas simposer comme des obstacles à de nouvelles expériences de foi qui nentreraient pas entièrement dans leur cadre.
On peut alors aussi dépasser la dissociation entre Eglise visible et Eglise invisible, que Légaut reprend à son compte. La cause de cette dissociation est la nécessité de sauvegarder la liberté de la foi et de lEsprit de lemprise dune institution trop humaine. En faisant de linstitution une réalité inséparable de la foi, lEglise invisible retrouve son incarnation dans lEglise visible. Il ny a pas dautre Eglise que celle qui existe réellement dans lhistoire, et qui a pour mission de promouvoir la réalité transcendantale de la foi, pour reprendre lexpression de Rahner, mais cette Eglise ne peut tirer aucun orgueil de sa situation, surtout si elle parvient à reconnaître avec quelle imperfection elle accomplit sa mission.
b) Caractéristiques dune institution au service de la communion.
Une fois établie lunité entre la communion et linstitution, inséparable dune réorientation de linstitution, on peut essayer de préciser quelle figure celle-ci pourrait ainsi prendre. La première exigence dune institution rénovée serait de reconnaître la transcendance de la foi, de se savoir au service de la vie de foi des croyants et de son effectuation dans le monde. Pour cela, elle doit tenir à lessentiel mais renoncer à tout dire: chacun doit fondamentalement être laissé à la liberté de sa conscience. Une institution rénovée sera dabord soucieuse de la formation chrétienne des croyants, de leur donner les moyens de vivre eux mêmes une expérience de foi et de discerner ce qui dans leur vie correspond à lessentiel de cette expérience de foi. Légaut propose un programme de " formation intellectuelle et spirituelle dans la communauté de foi " qui doit permettre aux croyants de réaliser lunité de leur foi et de leur intelligence, de croire en adulte. Cest la croissance des chrétiens dans la foi et dans lintelligence de la foi qui conduira linstitution à exercer son autorité en respectant la nécessaire autonomie de chacun. Aussi, Légaut fait-il de limpréparation spirituelle et intellectuelle des chrétiens un des principaux obstacles à la mutation de lEglise.
c) Grande Eglise et communauté de foi.
On peut aussi mettre en évidence un rapport dialectique entre linstitutionnalité de la grande Eglise, garante de la continuité et de lunité et les petites communautés de foi, qui feront sans cesse renaître lEglise à elle-même, qui représenterons la réalisation concrète de linitiative toujours présente de lesprit dans lEglise. Ni la communauté, ni la grande Eglise ne peuvent se considérer comme lincarnation unique de lEsprit. Cette tension fait partie de léquilibre ecclésial. Elle oblige lEglise à se savoir au service de la vie de foi des chrétiens et des communautés. Elle oblige les communautés à souvrir sur une réalité qui les dépasse, à penser aussi leur existence en terme dinstitutionnalisation, à rechercher le lieu dune unité avec dautres communautés du même genre. Cette dialectique fait apparaître de nouveau lunité entre la foi et linstitution, lune ne pouvant pas exister sans lautre.
II.3.2. De la mission des chrétiens par rapport à lEglise
Une des idées forces de Légaut est certainement la mise en évidence dune responsabilité des chrétiens par rapport à leur Eglise. Nous avons décrit le modèle de foi dont il témoigne. La foi ainsi vécue ne peut plus se rapporter à lEglise de la même manière que dans le schéma dualiste de lEglise enseignante et de lEglise enseignée. LEglise ne peut plus être celle qui porte la vie des chrétiens, qui nont quà se laisser guider dans la passivité sur un chemin déjà tout tracé et identique pour tous. Chacun devrait se rapporter à lEglise dans un engagement personnel et volontaire, qui en assure la fécondité: " on ne reçoit de lEglise que si on se donne à elle ". Mais les caractéristiques du rapport de ce chrétien à lEglise sont bien différentes du rapport traditionnel dappartenance-identification-obéissance. Le chrétien porte la vie de lEglise et la soutient par sa critique et par sa créativité. Il appartient dautant plus à lEglise quil sintéresse à elle, du point de vue de lexpérience de foi, avec la volonté de laider à vivre sa mission. La critique doit se faire dans lauthenticité de sa conscience et dans la patience et la passion. La créativité se manifeste dans toute initiative qui permet à lEglise dêtre plus fidèle à sa mission aujourdhui. Cependant, Légaut ne donne guère de détails sur la figure concrète que pourrait prendre un tel engagement des chrétiens envers leur Eglise. Il est plus sensible à lattitude spirituelle qui doit se développer chez le chrétien à cette occasion.
Mais il souligne aussi lambiguïté de la situation du chrétien par rapport à lEglise daujourdhui car il est " soumis à une religion dautorité, dans lattente de la religion dappel ". Il ne peut vivre plus vivre des croyances que lEglise lui impose et nest pas encore capable de vivre toutes les exigences de la religion dappel quil aperçoit pourtant. Tant que lEglise demeure structurée comme religion dautorité, elle ne permet pas au chrétien de vivre lunité entre sa foi et son appartenance à lEglise et de se situer par rapport à elles dans une attitude constructive. Seules des individualités fortes comme celle de Légaut peuvent alors entreprendre un travail de critique et de reconstruction, mais cela est bien insuffisant par rapport à limportance de la mutation qui est en jeu.
II.3.3. La mission de lEglise aujourdhui
a) Les deux directions principales de la mission de lEglise
Légaut insiste sur un aspect de la mission de lEglise: elle doit appeler les hommes, et dabord ses propres membres à une véritable vie spirituelle, à devenir des disciples de Jésus. LEglise doit donner aux chrétiens les moyens de réaliser une véritable expérience spirituelle. Mais cette mission est-elle réellement la mission prioritaire de lEglise aujourdhui? Pour lunité et léquilibre entre foi et institution, ne faut-il pas aussi que lEglise ait le souci de linstitutionnalisation des expériences de foi? Il y a aujourdhui dans lEglise et dans le monde une exigence deffectivité de la foi: il sagit de montrer ce que la foi transforme dans lhistoire, dans le monde et dans lEglise. Aussi, et cest un aspect sur lequel Légaut insiste moins, mais qui nous apparaît complémentaire du premier, lEglise doit également organiser le témoignage de la foi. Il sagit dintégrer la foi dans linstitution, et de permettre lunité des différentes expressions de foi. Cette mission de concrétisation de la foi dans le monde et dans lEglise est sans cesse à reprendre, car elle doit tenir compte des besoins actuels des hommes et des nouveaux appels adressés aux croyants. Elle ne doit pas non plus faire oublier la mission essentielle qui consiste à appeler à la foi et à lintériorité, mission sans doute plus difficile, parce que plus indirecte (personne ne peut décider à la place dun autre de devenir croyant), moins visible et rebelle à linstitutionnalisation. Susciter la foi et lui donner les institutions qui lui permettent de sexprimer, de se concrétiser dans le monde, on ne peut pas séparer ces deux aspects de ce qui est lunique mission de lEglise.
b) Comment devient-on croyant?
Cette dualité daspect de la mission chrétienne a son fondement dans la manière dont lhomme peut accéder à la foi. Légaut insiste sur la rencontre dun disciple de Jésus, dun véritable croyant de la même famille desprit, qui peut devenir un père spirituel et amorcer une démarche de foi. Mais son insistance sur limpact négatif de linstitutionnalisation de la foi sur lauthenticité de la démarche de foi indique bien que le visage historique de linstitution nest pas sans effet sur la naissance de la foi. On devient croyant à partir de ce quon a reçu, aussi est-il important de recevoir quelque chose, quelque chose dont on puisse vivre, et donc de sauvegarder la transmission des croyances, qui actuellement paraît mise en danger. Lunité entre la foi et ses institutions conduit donc à considérer dans lunité et dans la complémentarité les voies daccès à la foi: le témoignage que peut rendre un véritable croyant, témoignage de nature proprement spirituel, que linstitution ne peut que susciter mais quelle ne peut produire, et les structures institutionnelles qui véhiculent la tradition de foi, dont chacun hérite pour en vivre à sa mesure.
On peut faire deux remarques à ce sujet: Légaut est né à une époque où la transmission de foi nétait pas mise en cause par les transformations sociales et culturelles. Aussi il insiste particulièrement sur la vitalité spirituelle qui doit nécessairement accompagner cette transmission institutionnelle. Aujourdhui, la transmission des contenus minimums de la foi nest plus assurée, ce qui conduit le questionnement spirituel qui resurgit à toute époque à se perdre dans les méandres des sectes, des nouvelles religiosités, du Nouvel Age. Il nest plus structuré et informé par une tradition. Cela ne met pas en cause lauthenticité spirituelle des expériences ainsi vécues, mais cela signifie quon devient effectivement croyant par une expérience spirituelle, mais aussi par une réception dun certain nombre de contenus de foi qui peuvent ainsi structurer lexpérience.
Enfin, cette unité entre la foi et son institution pose la question des conditions actuelles de sa transmission et de sa réception. Le message chrétien est-il encore accessible aux contemporains, tel quil est présenté aujourdhui? Naurait-il pas besoin dune profonde mutation pour être compréhensible dans les catégories culturelles de notre époque? Lexpérience de Légaut, de penser autrement la foi chrétienne que dans la théologie traditionnelle ne peut-elle pas ici être de quelque utilité? Nous ne formulons ici que des questions, conscients de lenjeu dune telle mutation de la présentation de la foi, qui dépasse de beaucoup notre travail.
c) Mutation de la foi et mutation de lEglise
Cette remarque nous conduit à reprendre la question que pose Ghislain Lafont au début de son livre récent, Imaginer lEglise catholique: comment expliquer le contraste entre une réelle sainteté de lEglise récente et ce qui apparaît comme une certaine stérilité dans lévangélisation? LEglise nest plus reconnue aujourdhui comme témoin de la Bonne Nouvelle, à cause dun obscurcissement du visage de lEglise dans son institution. Ce constat nest pas celui de Légaut, qui considère que la crise de lEglise est dabord due à un manque de foi et dintériorisation, qui certes nest pas séparable dun mauvais fonctionnement institutionnel. On peut donc penser que le problème se situe à larticulation de ces deux domaines. Lunité entre foi et institution de foi interdit de voir une défaillance seulement dans le domaine des institutions ou seulement dans le domaine de la foi. Voir une carence seulement dans le domaine de la foi, ou seulement dans celui des institutions pourrait être considéré comme une position idéologique refusant de considérer les vrais problèmes. De même, le renouveau de la foi ne se fera pas sans renouvellement des institutions, et réciproquement.
Cette unité entre la foi et ses institutions nous conduit à abandonner deux modèles de réformes pour faire vivre lEglise daujourdhui: le modèle dun renouveau piétiste qui insisterait sur le renouvellement de la foi sans transformation des structures, et le modèle dune simple transformation des structures, qui ne se pencherait pas sur lesprit dans lequel elles sont vécues et sur la qualité de lexpérience de foi quelles véhiculent.
Ainsi, lEglise est inséparablement communion et institution, et ceci dans le même mouvement. Elle est intimement liée à la nature de la foi, si bien que une transformation dans la manière dont la foi est vécue conduit à une transformation dans la manière dont lEglise se structure et vit. Cest à cette mutation de lEglise que Légaut a appelé. Nous avons montré, ce qui nous parait aussi présent dans la pensée de Légaut, que la mutation sera oeuvre institutionnelle autant quoeuvre de foi et restituera à linstitution ecclésiale son vrai rôle par rapport à la foi, sa mission qui ne peut être séparée de la foi. Mais une dernière question se pose: Dans lEglise, existe une fonction dautorité, de régulation de la foi, qui a pour mission de veiller à lorthodoxie et à lunité de la foi. Quel peut être le rôle dune telle fonction dans la nouvelle situation de foi et comment peut-elle sexercer aujourdhui, si elle a effectivement encore un rôle?
II.4 Expérience de foi, autorité et orthodoxie.
La question que pose Légaut nest pas dabord celle de lautonomie de la conscience face à lautorité des doctrines et du magistère, même si cette question est sous-jacente. Sa préoccupation nest pas dordre politique, mais dordre spirituelle. Elle est dabord combat pour la foi et pour sa liberté et son authenticité face aux dangers que lui fait courir la primauté des croyances. Cependant, sa conception de la foi nest pas sans être influencée par la vision de la conscience issue de lAufklärung. Nous voudrions compléter lanalyse précédemment faite de la nouvelle condition de la foi en précisant son rapport à lorthodoxie pour Marcel Légaut, avant de voir comment lautorité peut alors sexercer et quelle notion dorthodoxie peut ainsi être dégagée.
II.4.1. Lattitude du croyant moderne face à lorthodoxie
a) Une nouvelle articulation foi-croyances
Nous avons vu que Légaut entend trouver un nouveau rapport entre la foi et les croyance: la foi se nourrit des croyances mais nest plus dabord adhésion à celles-ci. Elle possède une vigueur qui lui est propre, issue de la découverte de lintériorité et qui sappuie sur les croyances en les critiquant pour se les approprier. Légaut exprime ainsi ce nouveau rapport dans une formule synthétique:
" Hériter de la tradition qui a formé ses ancêtres, grâce à la vigueur et à la ferveur quon en reçoit, la critiquer pour encore mieux en vivre et lui faire porter du fruit qui demeure, nest-ce pas pour tout homme assez conscient de ce quil a à vivre, lessentiel du message de Jésus qui émane de son histoire et qui, au-delà de toute doctrine atteint luniversel au travers de ce qui se présente de contingent? "
Les verbes qui sont utilisés ici indiquent tout le mouvement de la foi pour Légaut: hériter, recevoir, critiquer, vivre, porter du fruit. La foi reçoit des croyances, mais elle les dépasse et sen nourrit. Les croyances font partie de ce mouvement de foi, mais chaque génération doit réinventer les croyances quelle a reçu. Cela implique pour Légaut une critique du rapport traditionnel entre les croyances et la réalité quelles visent, rapport quil nomme " réalisme ontologique ".
b) La critique du " réalisme ontologique ".
Le " réalisme ontologique " est le nom que donne Légaut à lidentification des formules doctrinales au réel dont elles prétendent rendre compte. Mais maintenant " à la suite des progrès faits dans lanalyse des activités qui concourent à la formation de la connaissance et à ses formulations, cette assurance est reconnue illusoire ". On est donc conduit à distinguer la relativité des formulations dogmatiques de labsolu de leur visée. Cet absolu étant le mystère insondable de Dieu, celui-ci nest jamais atteint et cerné par une formule. La critique du " réalisme ontologique " relève plus dune critique dun enseignement catéchétique de nature idéologique que dune critique de lélaboration dogmatique, reconnue comme nécessaire, mais comme relative.
Légaut propose finalement de comprendre le dogme sur le schéma des modèles scientifiques:
" Tout ce que les Eglises disent de Dieu nest-il pas perspectives qui tiennent dans la vie religieuse le rôle des modèles dans lactivité scientifique? [...] Comme les modèles utilisés par la science sont impuissants à faire atteindre le fond des choses, ces perspectives népuisent que de fort loin, en dépit de la ferveur quon en ressent en les utilisant ce en quoi Dieu est Dieu.
Aussi bien, chaque fois que, conscient ou non, lhomme absolutise par un réalisme ontologique spontané, infantile et jamais critiqué, telle idée quil se fait de Dieu et qui appuie sa prière, il nest que lidolâtre de ses propres pensées sans que sa manière de dire, bien que foncièrement fausse et au moins ambiguë, ne puisse pas lui être en partie bénéfique ".
Les modèles dogmatiques nous rendent compte en termes rationnels ce que nous vivons de Dieu dans la foi. Ils sont nécessaires sans être suffisants. Aussi Légaut invite-t-il à ne pas comprendre la régulation de la foi seulement sur le modèle de lorthodoxie.
c) De lorthodoxie à lorthopistie
La notion dorthopistie, qui apparaît à la fin de la vie de Légaut, se présente comme laboutissement dun long cheminement, en germe dans la distinction entre foi et croyance. Il écrit:" Les Eglises ont à fonder leur raison dêtre sur une notion plus intérieure, plus exigeante aussi, que celle de lorthodoxie, laquelle se cantonne au niveau des dires plus encore, souvent, quà celui de la pensée de leur membres. Cette notion a un caractère spirituel qui relève davantage de lintime propre à chacun deux. Il sagit du mouvement de foi qui, à travers leur fidélité, les habite, plus que de ladhésion aux croyances auxquelles ils souscrivent par obéissance. Cest à proprement parler une " orthopistie ". (de grec " pistis " qui signifie " foi "). [...] Aussi bien, la véritable unité des Eglises, leur véritable fruit, si leur mission est menée dans lesprit de Jésus, se situent au niveau de lorthopistie. Par contre, nest-ce pas au nom de lorthodoxie, de la défense de la Vérité ou de son triomphe quont été commis en toute sincérité, sous le couvert de lobéissance absolue quon lui devait, les plus grands crimes de lhumanité? Cela ne porte-t-il pas à penser que quelque venin mortel se dissimule sous cette passion qui se donne le visage de la foi et se drape de soumission à Dieu? "
Légaut critique lorthodoxie à partir de sa fonction idéologique, qui ne reconnaît pas le caractère limité et perfectible de ladhésion aux croyances. Si orthodoxie signifie la rectitude de la croyance et de la pensée théologique, cette rectitude implique aussi une rectitude du mouvement de foi. De même, une unité des croyances ne signifie rien hors de lunité de la foi, qui dépasse luniformité dune formulation de foi. Elle est unité fondamentale des êtres qui sont entrés dans le mouvement de foi. Elle est fondée sur une communion dont la réalité dépasse ce que les hommes peuvent en exprimer. Cependant, la cohérence interne entre la foi et sa formulation nous invite à réfléchir sur le statut qui peut demeurer à lorthodoxie, sur ce que signifie alors une régulation de la foi et une autorité de la foi? Ny a-t-il pas une liaison interne entre orthodoxie et orthopistie, si la formulation de foi fait partie essentiellement de la foi. Reconnaître la primauté dune orthopistie ne conduit-il pas à reconsidérer lorthodoxie pour en faire un vrai service de la foi?
II.4.2. Une nouvelle conception de lorthodoxie
a) Une orthodoxie ouverte
Légaut nous invite à penser un nouveau modèle dorthodoxie, de règle de foi. La considération de lhistoire doit permettre à lorthodoxie telle quelle sexprime aujourdhui de ne pas oublier quelle est issue délaborations humaines. Elle ne peut pas se présenter comme la plénitude de la vérité aujourdhui réalisée. La prise en compte de lexpérience humain, de sa variété et de sa diversité nous conduit à sortir du modèle dune vérité évidente, déjà donnée à laquelle on naurait plus quà adhérer. Il faut au contraire affirmer que lEglise est en chemin, quelle na pas encore atteint la plénitude de la foi, qui est dordre eschatologique. Lorthodoxie ne doit donc pas être prise comme la plénitude de la foi déjà réalisée, mais comme une invitation à recevoir cette foi, à en vivre, à se lapproprier selon ce quon est. Lorthodoxie doit être un appel à lengagement dans la vérité et dans la foi, à partir des normes quelle propose, plus quune invitation à adhérer à des vérités.
b) Une orthodoxie en mouvement
La foi chrétienne vécue dans une culture ou à une époque particulière apporte à son expression de nouvelles lumières, de nouvelles reformulations, si on prend effectivement en compte le caractère non encore achevé de la vérité chrétienne. De nouvelles actualisations de la visée fondamentale du dogme sur le mystère sont ainsi susceptibles dêtre découvertes dans lexpérience chrétienne. Cela ne signifie pas quil faut prendre en compte tout ce qui peut se vivre dans toutes les communautés, car elles peuvent être souvent plus influencées par des contingences socio-politico-culturelles, que vécues dans un réel approfondissement de la foi. Mais lorthodoxie doit faire confiance à la vérité vécue par les communautés chrétiennes, à un sensus fidelium qui se dégage progressivement. Chaque génération réinvente la foi quelle a reçu pour en vivre. La critique de Légaut sest adressée à un système bloqué, où la vérité navait plus aucun contact avec la vie. Son expérience a été au contraire de vivre la foi dans un cheminement personnel et dêtre conduit à décrire et à analyser cette vie de la foi. Mais pour lunité de la foi et de sa forme instituée, il est nécessaire de tenir compte dans la vie de foi de sa régulation par une tradition. La présentation de la foi (contenu) doit être ouverte à lexpérience croyante (être un appel à la foi) mais aussi être éclairée par cette expérience et la manière dont elle sest appropriée les croyances qui constituent la foi dans son donné.
c) Une orthodoxie restreinte
Lexpression régulatrice de la foi, à partir de ce que nous venons de dire, doit donc changer sa manière de se présenter. Rahner indique que le magistère ne peut plus continuer à faire des déclarations dogmatiques à un rythme soutenu, mais quil doit au contraire laisser les théologies se concentrer sur linterprétation et la présentation de façon actuelle du " noyau central et radical de la foi chrétienne ". Lorthodoxie, au lieu de sétendre sans cesse, en ajoutant de nouvelles définitions devrait se restreindre, et montrer quel est son centre, dégager plus clairement quel en est luniversel dont tout homme peut vivre. Il sagit aussi de toujours mettre en lumière le rapport intrinsèque entre ce qui est affirmé comme contenu de la foi et la vie de foi à laquelle chaque homme est appelé. A cette condition, lEglise peut encore dire ce quil faut croire, mais en appelant à la foi, et non en présentant un système fermé qui recouvrirait la totalité du réel. Lorthodoxie doit laisser place à la liberté de la conscience, à la décision de foi et à la décision éthique. Une des hésitations de nos contemporains à entrer dans la foi provient du fait quils ont limpression quils doivent entrer dans un habit tout fait qui ne peut pas être à leur mesure, parce quil est découpé selon un modèle dépassé. La présentation actuelle de la foi devrait permettre à chacun de découvrir et de comprendre que cest à lui de tailler le vêtement quil va porter, à partir du tissu quon lui propose.
d) Une tension féconde entre orthodoxie et orthopistie
Il nous semble donc quon ne peut remplacer lorthodoxie par lorthopistie, mais quil faut concevoir dune autre manière lorthodoxie en la mettant en relation avec le mouvement de foi quelle permet. Mais il importe de conserver les exigences du langage social de la foi, les paroles dun Credo à côté des exigences dauthenticité de la conscience croyante. Le pôle doctrinal doit demeurer dans la foi, car celle-ci ne vit quen saffrontant à un donné quelle tente de sapproprier. Légaut met bien ce mouvement en évidence. Le mouvement de foi doit saffronter aux croyances pour en vivre et pour les comprendre de lintérieur et pas seulement de lextérieur. De même quil y a un affrontement avec lorthodoxie. Lorthodoxie doit donc montrer quelle est là pour la foi, pour provoquer à lorthopistie. Il faut donc la présenter comme un appel à la foi et pour cela il faut quelle soit audible dans les catégories de pensée daujourdhui, sinon la foi court le risque dapparaître comme quelque chose dextérieur à lexistence. Légaut insiste sur cette exigence:
" Cest pourquoi, si on a de la mission de lEglise une notion digne de luniversalité de lEvangile, est-on conduit inéluctablement, eu égard aux temps et aux lieux, à modifier les termes utilisés dans les croyances dogmatiques que rassemble le Credo pour que celui-ci remplisse réellement le rôle auquel il peut prétendre auprès des fidèles, pour que sa récitation nen vienne pas à nêtre quun alibi qui dispense de la vie spirituelle... ou qui la fausse ".
Si la présentation de lorthodoxie respecte les conditions proposées, il semble possible de lui redonner sa place fécondante dans la vie chrétienne et ainsi de mieux manifester lunité indissociable entre ce qui est dit de la foi et ce qui en est vécu. On peut reconnaître la valeur du Credo, valeur de communion et dunité et dexpression dune institution de la foi, et en même temps réexprimer la foi et ce quon en perçoit de fondamental dans le langage qui est propre à chaque culture, à chaque homme. Cette nouvelle perspective sur lorthodoxie, par la relativisation quelle propose, conduit à une réflexion sur lexercice de lAutorité dans lEglise. Celle-ci, rappelle Légaut ne peut pas sexercer simplement comme si le christianisme était une religion dautorité.
II.4.3. Lexercice de lAutorité dans lEglise daujourdhui
LAutorité est fondamentalement nécessaire pour la vie de foi, et un affaiblissement trop grand de lAutorité risquerait de nuire à la vie de foi aujourdhui, qui ne pourrait plus se structurer, qui naurait plus la possibilité de sappuyer sur des croyances qui rendent compte, autant quil est en leur possibilité, du mouvement de foi. Mais lAutorité doit transformer sa manière de sexercer.
a) Une exigence nouvelle envers lAutorité
LAutorité nest plus respectée pour elle-même aujourdhui. La primauté de lautonomie de la conscience humaine conduit à critiquer les diverses formes dhétéronomie quon voudrait lui imposer. Faut-il réhabiliter lAutorité? Il ne sagit pas de faire lapologie de procédés autoritaristes, mais de reconnaître que lesprit humain est capacité de réceptivité en même temps que de créativité. La justesse de la réceptivité conduit lhomme à la vérité de la créativité. La ruine des autorités instituées pour la foi conduit à une apparition dautorités sauvages ou médiatiques. Il est donc nécessaire que lAutorité présente les titres de crédibilité que lui réclame la conscience moderne. On peut regrouper ces titres sous deux registres, un premier qui touche au contenu des affirmations et à la manière dont elles sont présentées; un second concerne la personne même de celui qui prétend exercer une autorité.
Il est devenu nécessaire de rendre compte de ce quon affirme, en en montrant le lien avec la vie spirituelle des croyants auxquels on sadresse. Cela demande quon ne cherche à imposer rien qui nait quun rapport lointain avec luniversel. Laffirmation proposée par lAutorité doit également être justifiée dans les catégories de pensée des auditeurs. Ce qui saffirme du point de vue de Dieu doit aussi pouvoir se soutenir du point de vue de lhomme.
Tout cela demande à celui qui exerce lAutorité de connaître la vie spirituelle de ceux auxquels il sadresse, de ne rien affirmer de seulement général et qui nait pas de lien avec lessentiel dont chacun à a vivre. Il doit aussi montrer que les affirmations quil énonce le font vivre, quil se les ait appropriés, par un rayonnement spirituel. LAutorité ne peut être séparée du témoignage que celui qui sadresse aux chrétiens donne par son existence chrétienne, dune cohérence entre son dire et son faire. Cela demande à celui qui exerce lAutorité dêtre lui-même en recherche spirituelle, de ne pas se considérer comme supérieur de par la fonction quil occupe, mais de se mettre au service de la vie spirituelle de ceux auxquels il sadresse.
Enfin, il est nécessaire de préciser que nous ne tenons pas ici à faire de lAutorité dans lEglise une réalité séparée de lensemble de la communauté des croyants. Il ne sagit pas de revenir à une coupure entre Eglise enseignante et Eglise enseignée. Lexercice de lAutorité ne recoupe pas la distinction entre clercs et laïcs. Des laïcs peuvent exercer une autorité sur dautres chrétiens au titre dune mission reçue ou dune compétence. Et de manière encore plus large, tout chrétien peut exercer une autorité de par son témoignage de foi, pour appeler à la foi dautres personnes.
b) Les missions de lAutorité.
La première mission de lAutorité, à partir de ce que nous avons dit de lunité entre la foi et son institutionnalité, nous semble être de garantir la transmission de la tradition de foi dans sa continuité essentielle, et de permettre à une unité chrétienne dexister de manière institutionnelle, pour incarner lunité spirituelle que les croyants ont à réaliser. Nous sommes là assez loin du portrait que dresse Légaut de lexercice de lAutorité dans lEglise. Cependant, lorsquil parle d " aide indirecte " que lEglise doit apporter aux croyants, ne sagit-il pas là de la transmission du donné de foi pour permettre à chacun de sen nourrir, dans la vigueur spirituelle qui lui est propre.
Une autre mission de lAutorité, qui se dégage avec force de loeuvre de Marcel Légaut est la formation intellectuelle et spirituelle des croyants. Celui-ci insiste sur le manque déducation des chrétiens, lié en général à une vie spirituelle médiocre. Le renouveau de lEglise passera en particulier, nous lavons montré, par une meilleure connaissance de lhistoire de lEglise, et aussi fondamentalement, une meilleure connaissance de celui que fut Jésus et de ce quil est devenu pour tant de croyants. Cette mission dintelligence de la foi se rapporte aussi à la structuration de celle-ci. Il sagit de montrer sa vraie nature, à la fois mouvement et institution.
Enfin, lAutorité a une mission dappel à la vie spirituelle libre et authentique, et elle doit donner aux croyants les moyens de cette vie spirituelle. Mais la question se pose alors dune tension entre lexigence de lappel à la sainteté, ou à lexpérience de foi et la prise en compte de la réalité humaine dans sa pesanteur.
c) Souci pastoral et exigence spirituelle
Nous voudrions ici réfléchir sur la question de " laristocratisme spirituel " qui était reproché à Légaut. LAutorité doit-elle se situer, comme Légaut semble lattendre, sur le registre prophétique où lui-même se situe, ou doit-elle au contraire prendre lattitude du pasteur, qui accueille les gens tels quils sont et essaie de les guider à la mesure de leur humanité. Légaut est lhomme dun appel à la vie spirituelle, à la foi, à un recentrement radical sur lessentiel, " sur la seule chose qui compte à la fin ". Raymond Mengus pose alors la question:
" Est-ce praticable à grande échelle? Le chemin effectué et suggéré par Légaut peut-il être ouvert au tout venant? Que se passe-t-il une fois que la poignée de disciples se compte par millions? La proposition ne pourra être démocratisée sans sérieuse révision... Vient le moment où la radicalité évangélique ne peut que devenir le luxe dun petit nombre. Aux autres, aux petites et moyennes classes de la chrétienté, elle ne sera servie quaux grandes occasions, et à doses homéopathique: pour relever un instant la saveur de lordinaire.
Si Marcel Légaut, ajoutera une voix amie, avait à répondre de plus dun individu - lui-même -, il aurait tôt fait de mettre de leau dans sa clairette de Die. Possible. Il prendrait ses responsabilités. Sil avait charge dâmes et dEglise, il ne réagirait pas exactement pareil en tout point. Maintenant, sa responsabilité à lui, cest de pousser sa route aussi loin que possible et de nous dire ce quil voit. Bien assez accommodent le reste et sen accommodent ".
LEglise toute entière peut-elle être prophétique? Nous avons vu que la prophétie se définissait justement par une situation particulière dans lEglise et quelle devait être relayée par dautres formes de discours. Mais il sagit de quelque chose de plus que cela, il sagit en fait pour Légaut de la vie spirituelle. Certes, la présentation quil en fait pourrait être nuancée, mais il pose une question fondamentale à lEglise: croyons-nous en ce que nous faisons? Croyons-nous en la possibilité et en lexigence de la foi aujourdhui? La foi sadapte à ce que chacun est et la mission des pasteurs dans lEglise est de rendre possible la foi. Pour linstant, on peut effectivement avoir limpression que la foi est impossible à beaucoup, à cause de ce quils sont devenus, et à cause de ce que la foi est devenue. Cette mission du service de la foi, elle joint le souci pastoral à lexigence spirituelle. Elle est confiance en lhomme et en ses capacités spirituelles, appel à les développer suivant ce que chacun est, et mise à la portée de chacun du message fondamental de Jésus-Christ. Mais cela exige certainement beaucoup plus de la part de tous ceux qui dans lEglise exerce une mission, une responsabilité, sils veulent permettre daccéder à la foi en sa vérité. Et après, cest à chaque homme dentrer dans la foi, ce que nul ne peut faire pour lui. Aussi, lappel que lui adresse lEglise et laide quelle lui apporte ne remplaceront jamais la décision qui revient à chacun. Lexigence envers lEglise est nécessaire, pour quensuite elle puisse à son tour proposée une exigence vraie.
Les disciples de Jésus " parviendront-ils à comprendre quen fin de compte il faut redécouvrir sans cesse ce quest la religion en esprit et en vérité car sans cesse elle échappe tant on est attaché à dire quà faire, plus attaché à faire quà être? Autrement, on en revient insensiblement à la religiosité viscérale équipée sans plus dun vocabulaire chrétien. Certes, enseigner que ce Royaume existe ne saurait le faire naître même si on en parle doctement avec la ferveur dune conviction sans faille que nul doute nest venu visiter et ainsi élever au niveau de la foi... Certes, le " Royaume des Cieux " sur terre ne se développe autour dun croyant que lorsque celui-ci en quelque sorte y habite déjà et que, sans être sorti du Monde, sans en être séparé, par lessentiel de ce quil vit il nest plus seulement de ce " monde "... "