Dans l'eucharistie que nous célébrons, ce n'est pas Jésus qui dit : " Ceci est mon corps ", c'est nous qui prononçons, à notre tour d'existence, cette parole de révélation. Nous ne créons pas la présence de Dieu, nous ne faisons pas venir Jésus parmi nous, mais nous recevons du geste symbolique qu'il a inventé l'intensité insaisissable du mystère de Dieu. Si Dieu est là, il est toujours présent, il n'y a pas d'avant et d'après, ni de lieu ni de mesure, ni de moyen pour l'atteindre, encore moins d'assurance pour le tenir entre nos mains. Quand il s'agit de Dieu, il n'y a que Dieu. Mais quand il s'agit de nous : c'est toute l'épaisseur et la force de notre présence charnelle, nos gestes, nos paroles, nos sentiments et nos émotions, notre corps si distrait et si lourd qui traduisent que nous sommes devenus plus attentifs à la mystérieuse présence. Nous la disons mystérieuse cette présence, parce qu'elle est en chacun et qu'elle est entre nous, que personne ne peut en rendre compte comme d'une évidence, mais que nous n'imaginons pas notre vie sans l'évoquer.
Aussi n'ai-je pas d'autre expression pour éclairer ce que j'éprouve - en m'exposant à ne pas être compris - en ces moments si graves et pourtant si légers : la célébration de l'eucharistie est un geste poétique.
L'eucharistie réduite à l'expression du dogme ne peut exprimer ce qui s'y passe et justifier l'attachement que nous pouvons y porter. C'est un acte qui symbolise toute la vie d'un homme et annonce sa mort. Il laisse ouvertes les voies de l'imaginaire qui permet à ce qui est vrai d'échapper à l'enfermement des cadres conceptuels. Il s'inscrit dans le champ de la conscience et y rejoint l'espace sans limite de l'espérance. Cet instant n'appartient ni au passé, ni au présent, ni à l'avenir. Le temps ne peut le revendiquer pour l'inscrire dans son irréfragable déroulement. Nous échappons alors à la mesure du temps, dans la saisie unifiante de ce qui nous précède et de ce qui nous annonce, pour communier, en transcendant les âges de la vie et la définition des jours, à l'affirmation de l'être.
Cet acte a été posé par un homme qui rassemblait toute sa vie dans l'intensité de l'instant, comme le geste ultime de communion avec tous ceux qu'il avait aimés. Sans doute Jésus n'avait-il en cet instant aucune intention fondatrice, mais que ce geste ait été repris par ses disciples, fondateurs des premières communautés chrétiennes, signifie qu'ils en avaient saisi la portée et que désormais, dans le souvenir de celui qu'ils avaient connu et reconnu comme témoin de Dieu, ils s'en étaient découvert les dépositaires. Cet acte était d'une telle puissance spirituelle qu'il n'est pas étonnant qu'il ait été repris, qu'il ait été transmis de génération en génération, sans qu'à l'origine aucun mode de transmission n'ait été codifié, tant était forte pour les premières communautés l'évidence qu'il était vital et donc nécessaire de revivre ce que Jésus avait vécu avec ses disciples. L'intuition vitale précède toujours, dans la pureté des commencements, ce qu'il devient par la suite utile de formuler pour résister à l'usure de l'usage et du temps.
Bernard Feillet, L'Errance, Ed. Desclée De Brouwer, Août 2000, p.58, 59, 60.
retour à Bernard Feillet au Colloque du Centenaire de Marcel Légaut