La vie spirituelle d'après le témoignage de Marcel LEGAUT

exposé de Thérèse de Scott,

lors de la rencontre de la Mispa au Bouveret (Vs), le 28.11.99.

 

Qu'est-ce que la vie spirituelle? Le mot a une histoire dans la tradition chrétienne. Une histoire continue, au niveau de l'expérience vécue par des croyants. Et la réflexion sur la vie spirituelle a son histoire aussi. Certaines époques ont préféré dire: "la vie mystique"... Je sais que Marcel Légaut n'aurait pas aimé qu'on dise de lui qu'il était un "mystique" car le mot lui paraissait lié à l'idée de manifestations extraordinaires.

 

Un regain d'intérêt pour la vie spirituelle apparaît dans le catholicisme français au cours du premier quart du 20e siècle avec la création de revues de réflexion et d'étude par les jésuites - "Revue d'ascétique et de mystique" - et des dominicains - "La vie spirituelle". Ce n'est pas sur cette littérature que je m' appuierai pour éclairer mes propos. Je préfère me tenir au plus près de ce qu'a dit ou écrit M. Légaut, en écho à sa propre expérience. Il a tenté de décrire avec discrétion cette expérience. Il y a réfléchi avec rigueur. Elle est devenue témoignage et pensée, offerts à tous.

 

Quelques approximations préalables

Comme toute vie, la vie spirituelle naît à partir d'une semence; elle germe dans le cœur d'un être humain à partir de quelqu'un ou de quelque chose qui n'est pas lui, qui le précède et qui trouve en lui un accueil actif. On peut dire d'elle ce que Légaut écrivait en 1957 sur la vie de foi,

 

"... petit germe au départ, déposé au fond du cœur de l'homme par l'Eglise, par la tendresse pieuse du père et de la mère, par le don secret de générations de croyants dont il est l'héritier (...) Elle est d'abord une petite graine jetée dans l'inconscient de l'enfant ou de l'adulte naissant à la vie spirituelle". ("Travail de la foi", éd. du Seuil 1962, p 23-24)

 

Puisqu'elle est vie, elle en a le dynamisme et le mouvement: naissance, croissance, stagnation et parfois étiolement. Mais aussi renaissance. Elle se heurte à des obstacles que, comme torrent contre pierres, il lui faut franchir ou bien contourner. Puisqu'elle est vie, elle est donc changement, évolution et encore, mutations. Ainsi qu'il est dit dans la liturgie des funérailles au sujet de notre passage vers l'au-delà, "vita mutatur, non tollitur", la vie entre en mutation, elle n'est pas enlevée.

 

Ce qui me concerne dans la question de la vie spirituelle, c'est qu'il s'agit de ma vie. Ainsi en est-il de ce que nous livre M. Légaut. C'est de sa vie qu'il nous parle. Celle d'un homme qui a traversé tout ce siècle. Cet homme est un Français, chrétien catholique et donc occidental. Culturellement, c'est un scientifique, un mathématicien, et non des moindres. Humainement, il est époux, père et grande père. Socialement, au temps où il commence à écrire sur la vie spirituelle, un paysan-berger de montagne, puis un retraité actif, écrivain et conférencier itinérant. Il a vocation d'éveilleur, un éveilleur déstabilisant.

Voilà donc une première approximation: la vie spirituelle est vie. Elle est toujours la vie de quelqu'un d'unique.

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Contrairement à ce qu'on pourrait croire a priori, la vie spirituelle est en puissance en chacun. Elle peut devenir le bien propre de quiconque. Quoiqu'il s'adressait le plus souvent à des chrétiens - pas nécessairement à des "pratiquants" - Légaut insistait en outre sur ce fait que la vie spirituelle n'est pas spécifiquement chrétienne et qu'il n'est pas nécessaire d'appartenir à une religion ni même de croire en Dieu pour vivre cette expérience. C'est dire par conséquent qu'elle est un expérience fondamentale de l'être humain.

Aussi bien, et nos contemporains le découvrent de plus en plus, on trouve de grands spirituels dans toutes les grandes religions, d'une part et, d'autre part, il en existe parmi les agnostiques et parmi les athées, par exemple chez les francs-maçons. J'ajouterais qu' il y a aussi nombre de "petits spirituels", c'est-à-dire ceux et celles qui ont accès à la vie spirituelle, sans être capables d'en bien parler. N'est-ce pas à ces petits que Jésus s'adressait de façon privilégiée? M. Légaut partageait cette conviction selon laquelle beaucoup de gens "vivent mieux qu'ils ne pensent", entendant par là que leur pensée était médiocre mais que leur vie intérieure ne l'était point.

Devenir une personne humaine et "avoir" une vie spirituelle, c'est tout un. Il y a un lien de réciprocité entre ces deux réalités. La base, le centre où ce lien se fortifie, devient solide et consistant, c'est la vie dans sa profondeur, dans sa dimension d'intériorité.

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Cette vie essentiellement humaine, enracinée dans les profondeurs de chacun et qui n'est pas nécessairement chrétienne pour être authentiquement spirituelle, cette manière d'être et de vivre en homme se révèle capitale pour la société. Elle l'a toujours été et elle l'est plus particulièrement en ces temps où de si graves menaces pèsent sur l'homme en tant que tel.

Une certaine critique, un discernement sont nécessaires maintenant au sujet de l'activité missionnaire et du prosélytisme des religions. Ce n'est pas l'expansion comme telle du Christianisme, de l'Islam ou du Bouddhisme dans le monde qui est capital pour l'avenir de nos sociétés mais la capacité de ces mouvements ou de ces religions à éveiller les hommes à la vie spirituelle, à les aider pour qu'ils "s'approfondissent humainement". De même, ce n'est pas l'expansion ni les succès du capitalisme, du socialisme ni du communisme en vue d'un partage équitable des richesses qui sont essentiels pour notre avenir mais la capacité de ces systèmes à créer ou à permettre des conditions de vie, qui n'empêchent pas l'émergence de la vie spirituelle chez le plus grand nombre. Comme le dit un vieil adage, "un minimum de bien-être est nécessaire à la vie spirituelle".

En réalité, le développement économique et social qui devrait être au service de l'humain, est ambigu, à double effet. Ses progrès sont entravés par des dysfonctionnements pervers susceptibles de nuire à l'humanité et même, de provoquer une escalade de l'inhumain. Pourquoi? En raison du présupposé qui sous-tend et commande en général le développement de la techno-science et de l'économie dans notre culture actuelle de type euro-américain. La mentalité ambiante, qui fait partie des évidences non critiquées de la plupart d'entre nous, considère la réalité comme un OBJET devant nous. M. Légaut évoquait volontiers "l'univers mental" de la modernité, souvent d'ailleurs de manière positive, mais non sans en reconnaître les menaces.

Cette réalité, objet devant nous, est à examiner, maîtriser, utiliser, qu'il s'agisse des ressources naturelles ou bien des "ressources humaines". Les sciences exactes, les sciences humaines, les sciences appliquées s'énoncent en principes et en loi. Les biens de la techno-science sont des biens à gérer. Ce sont des produits à fabriquer, des organismes à modifier (OGM), à cloner, dupliquer. Dans cet univers mental de la technoscience il n'y a que des "problèmes" à résoudre, de l'ignoré et de l'inconscient à rendre connu, conscient. Tout relève de l'extériorité et encore y mène...

 

Les biens humains

Et c'est pourquoi lorsque, entre 1960 et 1970, M. Légaut commence à mettre par écrit sa réflexion sur "L'homme à la recherche de son humanité" (Aubier, 1971), il met en évidence ce qu'il appelle "les biens humains". Remarquons le pluriel. Il ne s'agit pas du Bien, de l'Idée du Bien à la manière de la philosophie platonicienne, mais de ce qui, concrètement et dans la contingence du quotidien, correspond au désir le plus humain et le promeut. Nous trouvons quelques pages décisives sur ce thème au chapitre 4 de "L'homme à la recherche de son humanité" où l'auteur traite de "L'homme créateur" (p 109-115).

Sous l'apparence d'un discours philosophique, M. Légaut livre le témoignage de son expérience. Sur elle il nous invite à réfléchir avec lui. Cet homme qui arrive au seuil de la vieillesse et qui a fortement vécu, jette un regard sur sa propre existence en même temps que sur l'avenir des sociétés. Il témoigne du combat spirituel personnel que chacun a à mener pour devenir plus humain. "Toute sa vie, constate-t-il, l'homme est partagé entre l'appel des biens humains et l'entraînement des déterminismes" (HRH, p. 114) Ces déterminismes sont à l'œuvre dans le monde de la matière et de la vie et dans les sociétés humaines, avec leurs lois d'airain.

L'homme, affirme M. Légaut, a une vocation créatrice. Il ne devient lui-même qu'en se créant. Au contraire, la loi de fonctionnement des sociétés basées sur la science et la technique, dominées par la puissance de l'économique, est de produire, de vendre et d'acheter, de consommer. Produire des hommes, les vendre et les acheter...Consommer de l'homme! Le modifier, manipuler, standardiser. "Macdonaldiser", "coca-coliser", "microsoftiser" les sociétés. En un mot, faire de la planète une fabrique ou un marché!

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Une aide indispensable

Ce besoin et ce désir de création, auquel l'homme voudrait se livrer, il n'a pas la possibilité en lui-même de les mettre en œuvre. Il lui faut un ferment, une inspiration, une force, une présence. Une aide qui le dépasse, qui l'appelle, qui soit d'un autre. Aussi bien, l'idée de l'homme, le concept proposé par M. Légaut se concentre dans un mot: l'homme est "mystère". Il n'est pas un "objet". Moi, toi, nous sommes "mystère". Nous sommes plus que ce que nous disons, que ce que nous faisons, que ce dont nous avons conscience ou connaissance. L'homme est d'un autre ordre que ce qui relève de la connaissance. La connaissance rationnelle n'a pas accès à la réalité qui se situe dans cet ordre du mystère, au niveau de l'activité créatrice du sujet (je, tu). Dans les mêmes pages du livre cité ("L'homme à la recherche de son humanité", chap. 4), l'auteur évoque ce qui relève du mystère et entre en croissance par l'activité créatrice de l'homme en tant que sujet. Ce sont des "biens humains" tels que:

 

- l'amour humain, l'amitié,

- la paternité/maternité et la filiation,

- la lumière que l'homme tire de son expérience intime et qui éclaire le sens de sa vie et de sa mort,

- la résonance en lui d'une pensée juste, d'une beauté pure, d'une harmonie,

- l'intuition contemplative qu'il atteint parfois d'un homme devenu son prochain...

"Ces biens sont humains par la manière dont je les crée à mon usage et leur corresponds (...) Les connaître de façon abstraite, du dehors, en spectateur, c'est encore les ignorer." ("L'homme à la recherche...", p. 109) Ce sont donc des expériences humaines personnelles, singulières et concrètes dont seul celui qui les vit peut vraiment témoigner. Ce ne sont pas des "phénomènes" observables du dehors par un anthropologue, un psychologue, un sociologue qui n'en auraient pas vécus eux-mêmes la réalité intime dans leur propre histoire.

Réalité de caractère dynamique, expérience fondamentalement humaine, liée à l'activité créatrice de l'homme, la vie spirituelle a besoin, pour se déployer, d'une aide. Cette attente au niveau de l'être mystérieux de l'homme se conjugue avec un appel qui monte de ses profondeurs. Il y discerne la trace d'une action qui, tout en étant de lui et ne pouvant pas être sans lui, n'est pas que de lui. Telle est, pour M. Légaut, la base vécue de la vie spirituelle et qui donne à penser.

Sur cette base vécue Légaut réfléchit au long de ses années de vieillesse, à l'occasion d'entretiens avec les uns et les autres, par le biais de l'écriture et des livres qu'il publie.

Il recourait à une formule significative pour exprimer la source de cette activité créatrice: à propos de la mort. Chacun meurt à sa manière, mort subie ou mort assumée. Lui disait: "faire de la mort SA mort". Et de même, découvrir non pas le sens de la vie ni donner un sens à la vie, à sa vie mais "découvrir LE sens de SA propre vie". Ou encore, si l'on veut réunir la formule sur la vie de celle sur la mort: "faire de la vie, SA vie" comme on fait de la mort Sa mort, c'est-à-dire "devenir soi". C'est encore ce qu'il appelait "prendre sa vie au sérieux", ce dont il faisait le porche de la vie spirituelle, son premier seuil, toujours reconnu après coup. Prendre sa vie au sérieux, qu'est-ce donc? Bien autre chose que de "faire son devoir", "obéir à la loi", "être un honnête homme", "ne faire de mal à personne". Un choix singulier et inexplicable à autrui.

Une question concrète: A quel âge accède-t-on à la vie spirituelle? Réponse: il n'y a pas d'âge, pas de situation particulière! Ici, l'intuition et la décision, la résolution précèdent la prise de conscience et la capacité d'y réfléchir.

Quel serait l'itinéraire à suivre, les moyens à employer? Légaut aimait dérouter son interlocuteur en disant: "la vie spirituelle ne s'enseigne pas. Elle se révèle à chacun comme une annonciation que murmure l'espérance..." Lui, si avare d'images, la compare aux vagues de la mer:

"La vie spirituelle ne se déroule jamais suivant un projet conçu à l'avance et au long d'un chemin jalonné par des étapes que les livres énumèrent et détaillent à souhait. Elle n'est pas linéaire. Comme une vague qui déferle, soumise au vent du large et à la montée de la marée, elle se déploie suivant un large front sous des poussées multiples et diverses qui ne manifesteront que plus tard leur unité et leur raison foncières". ("Devenir soi", p. 113)

Le porche de "la vie prise au sérieux" une fois franchi, les autres seuils seront particuliers à chacun. Ils se caractérisent par "la foi et la fidélité". Pour prendre sa vie au sérieux, il importe d'avoir "foi en soi-même", c'est-à-dire, une foi inconditionnelle (sans contenu intellectuel) en la valeur de sa propre réalité. Et en même temps, par réalisme, prendre conscience de sa "carence d'être".

Que nous dit Légaut de carence d'être?

"Ce que l'homme sait ne pas être, reconnaît Légaut, ne pas pouvoir être, et cependant devoir être pour humainement exister lui découvre sa carence d'être" ("L'homme à la recherche...", p. 29)

Ce n'est donc pas de l'expérience du "péché" ni de "la faute", dont il s'agit ici, ce qui serait un concept religieux ou bien moral. Ce serait plutôt celle de la finitude au sens de l'expérience que fait l'adulte de ses limites personnelles insurmontables, de son "inachèvement par nature", du "manque" qui caractérise son être.

Dans l'intime expérience de cette conjonction "foi/carence d'être"- les deux faces d'une même pièce, disait-il encore- il convient de se rendre attentif à l'appel intérieur qui monte en soi, ce que Légaut exprime par ces mots: "l'exigence intérieure qui s'élève du cœur". A cette exigence, s'efforcer de correspondre. Dans cette tension ainsi éprouvée il n'y a ni vision ni voix ni rien d'extraordinaire. Il n'y a que l'expérience de l'humain au quotidien.

Mais concrètement?

Légaut a tourné autour de la question concrète du "comment?" pendant trente ans. Et après maints écrits, il a organisé ses vues sur la vie spirituelle dans un petit livre publié en 1980, "Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie", celui-là même qu'il est encore venu commenter lors de son dernier passage en Suisse quelques jours avant sa mort, en novembre 1990.

Dans ce petit ouvrage, il s'explique en partant du plus extérieur à l'homme, à savoir,

1/ son environnement social: les lois et règlements ainsi que le métier ou la fonction exercés dans la société par chacun; les doctrines ou les idéologies politiques ou bien religieuses, "pour que les comportements qu'ils nous imposent soient une nourriture spirituelle et non seulement le cadre qui commande l'activité (...) pour ne blesser en rien l'intégrité intellectuelle et l'authenticité qui sont essentielles pour que cette vie ne se perde pas dans les impasses". ("Devenir soi", p. 32)

2/ ensuite l'auteur passe aux relations humaines que nous avons avec quiconque - elles demandent des attitudes de respect et d'intérêt pour autrui - et à ces autres relations, électives, que nous entretenons avec nos proches et avec ceux que nous rencontrons en profondeur. Ceci amène Légaut à analyser ce qu'il appelle les activités d'appropriation, d'approche et d'accueil dans la rencontre.

3/ les événements personnels de notre vie - surtout les événements douloureux - et aussi les événements collectifs qui traversent et bouleversent l'existence des sociétés. Ceci l'amène à méditer sur l'effort de l'homme qui se mesure avec eux pour devenir lui-même.

4/ puis son regard s'étend aux vastes espaces et aux infimes complexités du monde de la matière et de la vie. Ce monde demande de la part de l'homme spirituel une tout autre ouverture que le seul regard du prédateur soucieux de l'utilisation des ressources de la terre...

Cela dit, c'est en finale seulement que Légaut tente une approche du Mystère de Dieu. Il éclaire au passage cette approche par l'analyse de se qui se passe au niveau le plus profond de la communion humaine entre deux personnes qui se rencontrent, se parlent et se rendent présentes l'une à l'autre au niveau de l'essentiel.

 

Légaut et le Mystère de Dieu

Le Mystère de Dieu est inséparable du mystère de l'homme mais il est d'un autre ordre. Tout en admettant qu'un spirituel peut n'être pas "croyant", Légaut témoigne de sa propre expérience qui est celle d'un croyant. Il a toujours cru en Dieu et il s'est efforcé, surtout dans les dernières années de sa vie, d'affiner l'expression de cette expérience de "foi en Dieu". Il manifestait une défiance très grande vis-à-vis de tout discours "sentimental" et "cérébral". Il refusait pour lui-même le langage anthropomorphique de la piété et même celui de la mystique, parce qu'ils recourent trop facilement à des représentations humaines, fussent-elles d'ordre symbolique, et qu'ils confèrent à Dieu des attributs proprement humains quoique transcendant les possibilités humaines, tels que la toute puissance, l'omniscience... Il prenait ses distances aussi à l'égard du discours théologique en tant qu'il procède de ce qu'il appelait "une logique imaginative" et qu'il suit une démarche déductive. Traditionnellement, en effet, la théologie part d'un discours sur Dieu pour éclairer le sens de la vie humaine. Légaut cherchait à inverser cette démarche. Il proposait de "partir de soi" et d'explorer intuitivement la relation de mystère à Mystère, entre l'homme et son Dieu. Quant au Dieu des évidences humaines, il l'appelait gentiment "le dieu du père Cro-Magnon", celui de l'atavisme religieux de l'humanité, à peine amélioré, jugeait-il sévèrement, par le "théisme" des philosophies de l'antiquité et par le judaïsme ancien lui-même.

Comme je lui faisais remarquer que dans son livre "Méditation d'un chrétien du XXe siècle" (Aubier, 1983), il insérait une prière dans presque chaque chapitre, il me signalait que toutes étaient des prières qu'il adressait à Jésus. Seule, la dernière s'adressait à Dieu. C'était "le Te Deum" de l'homme moderne", ajoutait-il.

 

"O Toi dont je ne puis rien dire qui satisfasse la foi enracinée en moi, toute tendue vers Toi, tout attendue par Toi!

Toi dont seul le silence peut faire la muette approche quand il vient me saisir dans mon être profond, Tu es à l'origine de cette joie ailée, comme Tu es au départ de ce qui monte en moi à l'heure où je suis plus que moi.

Joie et amour en moi unis au cœur même de Ton Acte, ils se répandent en ce que Tu fais jaillir d'eux pour encore T'y joindre et ainsi T'accomplir. Tu Te complais dans l'intelligence de ce que je puis atteindre, grâce à Toi, de ce que j'ai reçu de Toi.

C'est là ma louange et ma reconnaissance." (MC, p. 311-312)

 

L'inversion de la démarche

Cette démarche de l'intelligence, qui va de l'homme vers Dieu et non l'inverse, Légaut la manifeste par l'ordre même selon lequel il construit son exposé sur la vie spirituelle dans "Devenir soi". Le premier chapitre est intitulé: "Recherche du sens de sa vie" et le dernier, "Approche du Mystère de Dieu". Cette même démarche était déjà présente dix ans plus tôt dans les deux tomes qui l'ont révélé au public:

"L'homme à la recherche de son humanité" (tome 1) où il est traité de Dieu au chapitre 8 seulement; et "Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme (tome 2) où il est d'abord question de Jésus et du christianisme avant que l'auteur ne reprenne sa réflexion sur Dieu, au chapitre 6.

La vie spirituelle chrétienne

Dans "Devenir soi", ayant conscience qu'il s'exprime dans un monde,- le monde occidental -, où beaucoup d'hommes sont pratiquement athées, même parmi les chrétiens, Légaut fait valoir que la vie spirituelle n'est pas spécifiquement chrétienne et il s'abstient de parler de Jésus, sauf en finale, dans une brève post-face de grande importance. Il souligne alors en quelques phrases que le cheminement et l'approche intimement en relation l'un avec l'autre qu'il vient d'exposer dans son livre, sont fondamentalement évangéliques. Ils sont, affirme-t-il, dans la ligne de ce que, en réaction contre les coutumes religieuses de son peuple, Jésus a vécu en son temps, par fidélité profonde à ce qu'il se devait d'être. C'est pour Légaut une manière d'offrir au lecteur moderne une grille de lecture des évangiles accessible à quiconque aurait une expérience spirituelle d'adulte.

Car selon lui, un homme vivant déjà de la vie spirituelle se trouve probablement dans les dispositions intimes qui le rendent capable de s'ouvrir au message de Jésus et de l'accueillir. Il est en mesure, à tout le moins, d'en être inspiré indirectement, implicitement.

 

L'intériorité

Légaut s'est expliqué maintes fois sur ce qu'il entendait par "l'intériorité" comme lieu de profondeur humaine où s'enracine la vie spirituelle. C'était, notamment, lorsqu'on lui faisait reproche de "psychologisme" et d'individualisme outrancier... En 1975, dans "Mutation de l'Eglise et conversion personnelle" (pp. 220-227) il s'en explique avec rigueur et trois ans plus tard, dans un débat avec le père F. Varillon, jésuite, il en discute avec énergie: l'intériorité n'est pas à confondre avec la subjectivité ni celle-ci avec le subjectivisme.(pp. 61-79)

Insistons encore! Le subjectivisme, comme l'indique le suffixe péjoratif, évoque l'entêtement de l'individu dans sa à soutenir une opinion dans sa perspective limitée et pour ses intérêts particuliers. En revanche, la subjectivité consiste en ce que l'homme se pose lui-même comme le point de départ et la mesure de la compréhension de la réalité totale. (W. Kasper). Pour Légaut, qui polémique avec son adversaire sur la question de la subjectivité, celle-ci reste toujours aléatoire, sujette à variations. Elle a quelque affinité avec la sincérité, laquelle se distingue de l'authenticité.

L'intériorité transcende la subjectivité, même si elle a partie liée avec celle-ci et lui ressemble. Elle tend à devenir stable et consistante, solide. Elle est génératrice de sens. Elle est inséparable de ce que l'homme est en lui-même et de ce qu'il sait ou du moins pressent de lui-même. Mais elle dépasse la conscience qu'il en a. On ne peut pas prouver le bien-fondé de ce qui émane d'elle. Elle est d'un autre ordre que la réalité objective devant laquelle cet homme est placé:

"Cette intériorité est mienne plus que tout ce qui est à moi, soit que je me le procure, soit que cela vienne à moi. N'est-elle pas une réalité aussi réelle et même plus réelle pour moi que ce que je perçois et reçois de l'extérieur ou que je pense clairement et suis capable de dire?" ("Mutation de l'Eglise etc", p. 224)

Subjectivité et intériorité n'appartiennent pas au même ordre de réalité. Et s'appuyant sur le principe selon lequel l'ordre supérieur ne peut pas exister sans l'ordre inférieur alors que ce dernier peut très bien exister sans l'ordre supérieur, Légaut conclut à l'infériorité de la subjectivité, variable et aléatoire et à la supériorité de l'intériorité, consistante et unifiante. Ainsi, ce qui relève de la subjectivité trouve sa place dans la vie spirituelle, mais une place seconde.

C'est à longueur de temps que l'homme apprend à distinguer l'une de l'autre l'intériorité de la subjectivité, à reconnaître la dégradation de l'une dans l'autre, à discerner les continuelles renaissances dont l'intériorité est l'occasion. L'intériorité se reconnaît à la trace. Il est deux sortes de traces: l'émergence à la conscience d'exigences personnelles; la découverte que fait l'homme spirituel d'une activité de création à laquelle il se livre.

 

Les deux ailes de la vie spirituelle

Ces deux ailes, disait Légaut, sont la prière et la recherche. Elles donnent à la vie spirituelle sa vigueur et son élan. La prière et la recherche, disait-il encore, sont fruit et la nourriture de la vie spirituelle...

Que dire de Marcel Légaut et de la prière? de sa prière?

Il a écrit quelques très belles prières, publiées dans un petit recueil, "Prières d'homme". Il invitait chacun à créer sa prière, à recréer pour son usage des prières de la tradition, celles de la liturgie peut-être mais pas seulement celles-là. Dans la chapelle du Carmel de Mazille, aux côtés des religieuses carmélites, ou encore dans l'oratoire de La Magnanerie de Mirmande, il aimait prier en silence, et s'agenouiller un long moment malgré ses vieux genoux d'octogénaire... L'état de prière demandait patience, assurait-il. Les prières récitées -"faire des prières"- n'étaient jamais que l'antichambre de la vraie prière. Et même alors fallait-il souvent "dépasser le mur de l'ennui", avouait-il. Sa prière le reliait à ceux qui le précédaient, "les saints des siècles passés", et aussi "ces femmes dont j'ai tant reçu: ma grand'mère, ma mère, mes tantes..." confiait-il.

Il réfléchissait, de manière précise sur l'acte de prier, sur l'effet des paroles dans la prière. Il voulait se garder de l'illusion. Quand le croyant prie et s'adresse à Dieu, que signifie l'affirmation de foi: Dieu écoute, exauce, répond? Nous trouvons de la part de Légaut deux types de réponses à cette interrogation critique, l'un dans "Prières d'homme", l'autre dans le chapitre "La prière", du tome 2, "Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme". Pour l'écrivain rigoureux et le croyant authentique qu'il était la qualité de "présence à soi et à Dieu", les paroles vraies et les pensées justes de la prière étaient de grande importance.

"Quand je me parle ainsi, Dieu m'écoute. Quand je m'entends ainsi, Dieu me parle". ("Prières d'homme", p. 30)

Tout se joue sur ce "ainsi", semble-t-il, qui résume certaines conditions essentielles d'une prière véritable, acte de communion au niveau de l'essentiel entre le croyant et son Dieu.

 

La recherche et la vie spirituelle

La recherche qui donne des ailes à la vie spirituelle est celle où se conjuguent science et sagesse. Rechercher le sens de sa propre vie, c'est se donner des cadres de réflexion et des "outils" pour découvrir l'unité de sens de sa propre vie et, pratiquement aussi, pour donner cohérence à sa vie par la manière de s'approprier tout le réel qui en fait la trame extérieure et intérieure.

Dans un texte très fouillé des années 60, Légaut analyse le but ou plutôt l'objet, les conditions, et les composantes de l'activité de recherche. Il ne distinguait pas encore très clairement recherche spirituelle et recherche religieuse à cette époque. ("Travail de la foi, "Recherches intellectuelles et recherche religieuse", chap.3). C'est une recherche vigoureusement intellectuelle, observe-t-il, et elle est spirituelle d'une manière très particulière. Elle se propose à tout homme vivant, à l'homme du commun, dans l'existence de tous les jours. Elle saisit l'être dans sa profondeur. Elle l'engage tout entier. Elle porte sur la question "qui suis-je?".

Cette question se joint, pour le chrétien, à la question qu'il pose à Jésus: "Qui donc avez-vous été, Seigneur que j'aime?". Elle est "centre et pôle" des questions essentielles à tout être humain. Elle ne reçoit jamais que des réponses provisoires. Elle est faite pour demeurer, pour étreindre le réel. Elle en saisit le tragique. Elle a besoin pour être toujours dressée, d'un aide et d'un témoin.

Pour Légaut lui-même, ce témoin est Jésus de Nazareth. Non le Jésus de la christologie et des spéculations doctrinales mais celui qui a vécu il y a deux mille ans dans un petit pays d'Orient. Ce Jésus, il cherche à l'atteindre par une présence et une recherche continuelles, sans jamais en être déçu. C'est l'expérience intérieure de Jésus qui est objet de sa quête: "ce que Jésus a vécu quand il était avec les siens, c'est-à-dire ses disciples, sa famille, les foules, ses adversaires, ses ennemis".

Cette double question, Légaut engageait chacun, selon son ce qu'il était et vivait, à se la poser à son tour et à son propre rythme. Il proposait de la déployer sur un horizon vaste. Atteindre Jésus à travers la tradition orale et l'Ecriture. L'atteindre à travers l'Ancien Testament, pour comprendre ce que les Juifs n'attendaient pas et que beaucoup ont refusé. L'atteindre en méditant sur vingt siècles de christianisme. Sans cesse réfléchir sur l'échec du christianisme et sur sa réussite. Etre harcelé par la désaffection visible et invisible des chrétiens. Etre émerveillé par les continuelles renaissances du souvenir vivant de Jésus.

Homme de son temps, Marcel Légaut a vécu et pensé à partir de ses racines chrétiennes. Lorsqu'on évoquait devant lui d'autres univers religieux, il manifestait son intérêt et confessait ses ignorances. Mais il entrevoyait, pour l'avenir, que des relations avec l'Orient pourraient aider les chrétiens à entrer plus avant dans l'intelligence de la vie spirituelle selon leur propre tradition. Les tentatives actuelles et l'engouement pour les sagesses orientales lui paraissaient relever surtout du "rêve" à cause des manques spirituels dont souffrent profondément tant d'Occidentaux.

Et il appelait tout chercheur spirituel véritable ,-ce sont les dernières lignes qu'il a écrites peu avant sa mort,-

"...à correspondre à fond et sans retour, comme Jésus le fit en son temps, aux exigences spirituelles qui montent en lui à l'occasion des conditions de vie de son époque et de son lieu". ("Vie spirituelle et modernité", p. 245)

 

En résumé?

Serait-il téméraire de "résumer" tout ce qui précède? Je m'y risque!...

La vie spirituelle est "vie".

Comme la vie, elle a une histoire. Cette histoire est "tourmentée", non linéaire. Elle est jalonnée de seuils et d'étapes, reconnus après coup.

Elle est expérience d'appels et d'exigences intérieurs. C'est une vie en profondeur, mystérieuse, singulière, qui se propose à tous, dans les conditions ordinaires de la vie, mais pas à n'importe quelles conditions pour celui qui veut la prendre au sérieux.

Cette vie s'enracine dans l'intériorité, dans la liberté de celui qui a foi en lui-même, tout en ayant conscience de sa "carence d'être".

La vie spirituelle n'est pas réservée à une élite, séparée des conditions ordinaires de l'existence humaine. Elle est en prise sur tout le réel contingent: société, événements, relations humaines, cosmos.

La vie spirituelle, selon le témoignage personnel de Marcel Légaut, est celle d'un homme à la recherche de son humanité, dans l'approche et l'accueil du Mystère de Dieu, à la suite de Jésus.

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Est-il donné à quiconque d'être éveillé à la vie spirituelle? Un être humain accablé par les malheurs de la vie, le peut-il? Un esprit matérialiste le peut-il? Peut-être pas!

Ainsi que l'écrivait dans son journal Etty Hillesum, jeune femme juive, morte à Auschwitz: "Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour Te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l'autre la voie qui mène à Toi".

A chacun de découvrir cette voie qui mène à lui-même et, au-delà de soi, à Dieu. A chacun, s'il le peut, d'y aider un autre.

 

Thérèse De Scott. Edité par Mispa, n°25, juin 2000.

 

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