[...] l'épître aux Corinthiens (1-13), l'hymne à la charité. [...], c'est le très beau texte où Saint Paul nous dit: il y a trois vertus, les trois vertus théologales; la foi, l'espérance et la charité, et la plus haute des trois dit Saint Paul c'est la charité, l'amour, ou plutôt [...] "Agape". Et Saint Paul nous dit: "je peux bien avoir une foi à déplacer les montagnes, le don des prophéties, le don des langues, si je n'ai pas la charité, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien". Cela chacun le sait bien. Sauf que Saint paul ajoute: "tout le reste passera, la charité seule ne passera pas". Qu'est-ce-que ça veut dire? [...], tout le monde a entendu ce texte dix fois sans se poser la question. Heureusement, un jour Saint Augustin en relisant peut-être pour la centième fois ce texte se demande: qu'est-ce-que ça veut dire: tout le reste passera, la charité seule ne passera pas? Est-ce-que ça veut dire que la foi passera? Est-ce-que ça veut dire que l'espérance passera?
Oui, répond tranquillement Saint Augustin, ça veut dire exactement cela: la foi passera parce que dans le Royaume, au Paradis, il n'y aura plus rien à espérer, si bien que le Royaume c'est exactement cet espace spirituel où il n'y a plus ni foi ni espérance, où il n'y a plus que l'amour. Eh bien je dirais que de mon point de vue d'athée fidèle, le royaume c'est ici et maintenant. Nous sommes dans le Royaume. Il nous reste à habiter cet espace à la fois matériel et spirituel où rien n'est à croire puisque tout est à connaître, où rien n'est à espérer puisque tout est à faire ou à aimer. A faire pour ce qui dépend de nous et à aimer pour ce qui n'en dépend pas. Dés lors que nous sommes ici et maintenant dans le royaume, la question de savoir si ce royaume continue ou pas après la mort est une question dérisoire qui n'a d'importance qu'à proportion de l'intérêt narcissique que nous lui prêtons, au point que je mesure le degré d'élévation spirituelle d'un individu à l'indifférence plus ou moins grande où le laisse cette question.
Le plus étonnant dans l'histoire, c'est que, à près de neuf cents ans plus tard Saint Thomas reprend le dossier, et pas dans un texte mineur car c'est dans la "Somme théologique", et cite le texte de Saint paul (Epître aux Corinthiens 1-13), il cite aussi les textes de Saint Augustin que je viens de résumer et dit la même chose que Saint Augustin: "Dans le Royaume il n'y aura plus la foi, il n'y aura plus l'espérance, dans le royaume il n'y aura que l'amour". Sauf que Saint Thomas ajoute cette phrase, quand même surprenante, que je n'ai jamais lue nulle part; je vous avoue que, quand je l'ai lu, cela m'a quand même quelque peu secoué: "D'ailleurs le Christ n'a jamais eu la foi ni l'espérance et cependant il était d'une charité parfaite". J'entends bien que du point de vue de Saint Thomas si Jésus n'a jamais eu ni la foi ni l'espérance, c'est qu'il était Dieu et que Dieu n'a pas à croire en Dieu, donc Dieu n'a pas la foi, et qu'étant à la fois omniscient et tout puissant il n'a pas à espérer quoi que ce soit...
D'accord, je ne vais pas faire de Saint Thomas l'athée qu'il n'est pas et que je suis. Il n'en reste pas moins que du point de vue de l'athée fidèle que j'essaye d'être, ça donne un sens singulier et singulièrement fort à ce qu'un livre fameux appelait, vous vous en souvenez, "L'imitation de Jésus-Christ". C'est que si, de l'aveu même de Saint Thomas qui est quand même avec Saint Augustin l'un des deux fondateurs de l'Occident, Jésus n'a jamais eu la foi, ni l'espérance, l'imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ ce n'est pas d'imiter sa foi, ce n'est pas imiter son espérance, c'est imiter son amour. On n'a pas besoin de croire en Dieu pour être capable d'aimer. Nous sommes dans le Royaume, la seule chose, c'est d'arriver à l'habiter quelque peu, car le plus souvent on est dans le métro, on est dans l'usine, dans son magasin, dans son bureau, on n'est pas dans le Royaume. On ne se rend pas compte qu'on y est.
Je termine simplement en disant que l'on peut se passer de religion au sens de croyance en un Dieu personnel, transcendant et créateur. On ne peut pas se passer de communion, on ne peut pas se passer de fidélité. On ne peut pas se passer d'amour. On ne peut pas se passer de spiritualité. Spiritualité, ça veut dire quoi? ça veut dire que l'on se tromperait du tout au tout sur l'athéisme si l'on croyait qu'être athée c'est renoncer à toute vie spirituelle. [...].
André Comte Sponville
Propos tenus à la séance du 13 novembre 2002 au Temple de l'Etoile; Conférences organisées par le Pasteur Houziaux.
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