La Croix du Meunier – 11 mai 2004
Le mal et le désir de Dieu selon Marcel Légaut (1900-1990)
Danièle a présenté, en un énoncé scientifique, le processus d'évolution du cerveau chez les vertébrés et une constatation s'impose : la condition souffrante et mortelle est commune à toutes les espèces vivantes mais l'homme, habité lui-même par la jungle dont il est issu, a une capacité de raison et de langage. Marcel Légaut l'énonce ainsi :
La nature est maîtresse d'humanité pour l'homme qui ne se refuse pas, par autodéfense inconsciente ou volontaire, à regarder en face le dur destin et les lois d'acier (…) qui, depuis que la vie est issue du Monde de la matière, lui ont donné de se développer, puis d'atteindre le seuil où la conscience s'est éveillée pour encore s'élever ultérieurement au niveau, qui semble culminer avec l'espèce humaine, où en chaque homme cette conscience s'efforce de grandir à la taille qui l'ouvre sur la liberté d'être et lui permet d'être lui-même comme nul autre n'a à être et ne peut être. Histoire sans fin et sans cesse reprise, où les naissances se conjuguent avec les morts, où la souffrance règne sous toutes ses formes depuis le commencement jusqu'à la fin de chaque vivant, où dès que l'homme a su fabriquer des outils il en a fait des armes, où l'espèce humaine, prolongeant par ses mœurs les lois qui lui ont permis d'apparaître, se livre à des abominations et à des carnages dont les dimensions augmentent avec la puissance de ses moyens et l'importance de son "peuplement"... La nature est maîtresse d'humanité d'une façon indirecte et paradoxale, par la brutalité des lois et la cruauté des mœurs qui y règnent, par les nécessités sauvages et impitoyables que semble lui imposer inéluctablement son existence et contre lesquelles cependant l'homme a à s'insurger... (Devenir soi p.125)Ricoeur dans sa lecture de Genèse 3. : le mal est déjà là dans un monde très bon ... Le mal est dans les forces cosmiques, dans le monde humain, et jusqu'au coeur de notre liberté ... On ne peut expliquer.. L'homme se reconnaît comme responsable, en même temps qu'il s'inscrit dans un drame plus vaste où le mal est déjà là comme un élément du jeu. Pour Ricoeur le mal est "inscrutable", toujours scandale, toujours à combattre. Quand il commente Job ou Qohélet, Jean Bottéro rejoint Ricoeur pour considérer Ie mal comme une énigme indéchiffrable. Un mystère.
Marcel Légaut écrit dans l'homme à la recherche de son humanité : L'existence du mal pose question à beaucoup de croyants, parce qu'ils ont de Dieu l'idée fausse que leur donnent leurs croyances. Au contraire, c'est de la prise de conscience du mal partout et depuis toujours répandu dans le Monde, que ces croyants devraient partir, bien que de prime abord ce chemin semble conduire à l'athéisme. C'est à elle qu'il leur faut donner attention pour ne pas se laisser séduire par les vagabondages de l'esprit. (…) Cependant si le mal s'impose en tout endroit et en tout temps, il ne triomphe pas toujours. La puissance des déterminismes qui soutiennent son règne universel n'est pas sans connaître parfois quelques revers. Lorsque l'homme, parce qu'il a su accueillir l'intuition qui est venue le visiter et répondre à l'appel qui s'est fait entendre en lui, dépasse avec force ce qui le porte instinctivement à se préférer plutôt qu'à se donner, de lui émerge un acte de liberté. Ce comportement serait-il unique et d'un seul homme, soulève déjà dans l'esprit un doute qui ne permet plus qu'un athéisme inquiet...
dans lequel pointe la reconnaissance du divin. Par ailleurs cet acte de liberté, même s'il a été unique dans la vie de cet homme, n'est-il pas le gage que quelque chose de lui durera quand rien du reste ne demeurera ?En lisant l'Evangile, je suis fasciné par le rappel constant des nuits de prière de Jésus (y compris Gethsémani) ainsi que par les appels de Jésus à la vigilance. Plus on est grand, plus les tentations sont fortes et le doute prégnant mais chacun, à notre dimension, nous sommes affrontés au mal en nous et autour de nous. Revenons à Légaut, homme de l'intériorité :
Nous sommes à l'heure décisive où il faut que nous comprenions l'aspect fondamental du message de Jésus, qui est essentiellement un message d'intériorité. Autrement, nous serons balayés par les conditions très difficiles dans lesquelles nous commençons à vivre. QN 166.
On ne peut pas faire l'économie d'un approfondissement humain. Ceux-là seuls qui sont capables d'intériorité, sont assez forts pour créer une société de solidarité et de progrès. (QN 168).
Pour un croyant, pour un chrétien, il y a interaction continuelle entre d'une part l'intériorité et la croissance humaine et d'autre part l'intelligence de ce que Jésus a été en profondeur et donc de l'engagement de foi envers lui. Mais il est très important, même dans notre situation de chrétien-souche, d'insister sur l'intériorité. Il faut d'abord être un homme pour devenir un croyant. On peut avoir l'uniforme d'un croyant avant d'être un homme ! Mais incontestablement, pour que la foi s'enracine dans ce que nous sommes et ne reste pas simplement un vernis extérieur, il nous est nécessaire d'être déjà assez vigoureusement humain. C'est pourquoi j'insiste beaucoup sur la découverte de ces exigences intérieures, que l'Église ne nous impose pas. Car justement c'est une des carences de l'Église, au moins une carence de fait : elle se contente très facilement de l'obéissance, et ne cultive pas, n'éduque pas suffisamment ses membres pour qu'au-delà de l'obéissance ils atteignent cette fidélité fondamentale qui va bien au-delà de l'obéissance. Trop souvent, l'obéissance dispense de la fidèlité… Dans une vie très occupée comme celle de beaucoup d'entre nous, il est nécessaire, à certains moments, de s'arracher au quotidien, de se dépayser, de se dégager des préoccupations journalières pour arriver à atteindre, au-delà du faire et du dire, la réalité profonde qui est secrètement en nous et qu'il faut découvrir par soi seul ; ou bien, pour employer une expression pieuse, faire des " retraites ", à condition qu'elles soient de vraies retraites, des retraites qui ne soient pas prêchées, mais qui, au contraire, nous permettent d'être solitaires dans le recueillement et le silence. C'est indispensable pour atteindre un peu cette réalité qui est en nous et qui s'efforce de naître, la liberté d'être. (QN 165)
Dans l'Evangile, essayons de percevoir le message de Jésus sur le mal. Il est dit : Dieu fait paraître le soleil pour les justes et les impies et fait pleuvoir sur les bons comme sur les méchants. La question est délicate. Prenons la parabole de l'ivraie ainsi que l'explication de la parabole aux disciples, elle est propre à Matthieu 13. On attendait un messie qui extirperait radicalement le mal et le péché, or jusqu'à la fin du monde, rapporte Matthieu, bons et méchants seront mélangés. Il n'est pas dans le pouvoir des hommes de séparer le blé de l'ivraie. Pourtant c'est bien la distinction entre le bien et le mal qui permet de justifier les croisades et l'inquisition, les guerres justes et l'axe du mal ? L'expérience du mal nous confronte à notre faiblesse, à notre carence d'être. Le mal que je hais, je le fais. Le bien que j'aime, je ne le fais pas. Le mal n'a pas d'explication. Le mal est inintelligible mais c'est une réalité que l'on ne peut nier ni escamoter : la torture, la haine, l'injustice sont à notre porte ? Nous sommes mélés au mal et notre grandeur est dans notre liberté de le subir ou de l'affronter. Je suis l'artiste de cette vie unique qui m'est donnée et le seul qui puisse en faire quelque chose ou en subir la banalité et la médiocrité. Comme l'artiste rend humaine la matière brute en lui donnant une forme intelligible, j'ai à rendre humain qui je suis, à utiliser mes défauts et leur donner sens, à maitriser mes ambiguités, mes obscurités, sans les refouler, les supprimer ou les nier, à transfigurer au niveau de la consistance et de la durée ce qui, en moi, n'est qu'impulsions et instincts.
Dans l'évangile, le frère aîné de la parabole, ou encore le pharisien qui rend grâce de ses mérites, sont renvoyés à leur isolement, est-ce à dire que ceux qui n'ont pas connu le mal sont presque inhumains. A qui a beaucoup aimé, il sera beaucoup pardonné, dit encore l'évangile. C'est Marie de Magdala qui voit le tombeau ouvert et Jésus vivant pour toujours. L'expérience du mal serait-elle souvent l'aiguillon et l'introduction à l'expérience de Dieu ? S'ouvrir à la transcendance n'est-ce pas aller au-delà de ses propres limites et entrapercevoir l'infini et l'inconnnu, plus précisément aller à la transgression en le sachant. La rupture et la souffrance sont telles, nous pénétrons dans un monde si étrange et si dangereux que seuls le pardon ou le désespoir s'offrent comme alternatives. Quand on a transgressé, on a supprimé toute possibilité de retour, de recomposition de ce qui a été brisé. Dans la nécessité de surmonter cette angoisse, de passer par-dessus le mal commis, l'homme peut trouver une ouverture à la transcendance. Marie de Magdala aima beaucoup et il lui fut beaucoup pardonné et il lui fut beaucoup pardonné parce qu'elle aima beaucoup. C'est un cercle vital, celui de la vie. La transgression nous confronte à notre liberté et, de là, à notre responsabilité. Jésus affirme, de façon iconoclaste que le shabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le shabbat ou encore que la sacralisation du Temple ne se justifie pas. En Marc 7
14-23 l'évangéliste rapporte que Jésus à qui est reproché le manque d'exigence vis à vis de ses disciples pour qu'ils fassent scrupuleusement les ablutions avant le repas déclare : Rien de ce qui est extérieur à l'homme et qui pénètre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui rend l'homme impur. Pour les contemporains de Jésus, la pureté était en connexion étroite avec le sens du sacré, elle était ce qui permettait d'accéder au monde de Dieu. Jésus bouscule cela, y compris, nous l'avons vu, l'absolu du shabbat. Ce qui sauve, c'est la foi. Pourrait-on penser que le mal pour Jésus serait non pas les prescriptions mais leur sacralisation et la culpabilisation qui en découle ? Le sacré ne peut être enfermé, ne peut être désigné, c'est beaucoup plus une conscience d'infinitude, la reconnaissance d'un au-delà de moi qui m'ouvre à l'aveu de l'ineffable ou encore la conscience d'une présence ou encore selon le merveilleux terme biblique, l'alliance.Jésus renouvelle la loi, la dépasse, il instaure la liberté. La vérité vous rendra libres (Jn 8
32). La liberté est dangereuse mais notre grandeur est notre liberté d'être. Il y a encore une parole de Jésus déconcertante, qui n'a pas été acceptée dans les textes canoniques. La phrase fait référence au shabbat. Jésus traversant la campagne de Galilée, rencontre un homme qui travaille le jour du shabbat et lui dit : O homme, bienheureux es-tu si tu sais ce que tu fais, mais si tu ne le sais pas, tu es maudit et transgresseur de la loi Luc 64.. Ce texte est sans aucun doute dangereux et déstabilisateur. La raison est souvent du côté du grand-prêtre et le risque est la croix. Il est préférable qu'un seul périsse… ! L'expérience de la transgression introduit un changement, une nouveauté, transforme l'homme. L'amour, à la différence de la miséricorde et de la compassion, est un lien égalisant, communautaire. On ne peut pas aimer d'en haut. Il faut se trouver sur le même plan : en conséquence, celui qui aime est vulnérable.Nous n'avons pas résolu le mystère du mal mais peut-être l'avons-nous quelque peu approché. J'ai souhaité, en présentant cette méditation sur le mal et le désir de Dieu montrer que le mal transcende la désobéissance, la transgression et peut nous introduire à un nouvel aspect de l'expérience de Dieu, car il s'agit d'une des révélations de la réalité. Le problème du mal brise les schémas que nous nous faisons a priori sur Dieu, nous fait comprendre que nous n'avons pas réponse à tout. Il nous rend humbles et plus réalistes. Il nous fait comprendre qu'il y a la communauté des saints mais aussi la communauté des pécheurs et que nous communions à la passion de Jésus, notre père sur cette terre.
Cependant, nous ne pouvons évoquer le mal sans évoquer le pardon, évoquer ce qui casse l'enchaînement de la vengeange par la vengeance. Pour pardonner, il faut être habité par une Présence. Si je n'ai pas conscience qu'en moi il y a ferment d'infinitude, dont je ne puis rien dire mais que je pressens à travers ce pouvoir de pardonner, je reste enfermé, malheureux et Jésus a été crucifié pour rien. Jésus n'est pas mort pour mes péchés, il est vivant pour me transmettre le courage de pardonner de façon spontanée et libre.
Par tout ce que nous pouvons soupçonner de vous, Jésus, vous êtes cet homme de liberté qui, loin de seulement vous soumettre à ce qui vous avait préparé à naître à la vie spirituelle, loin de vous limiter à ce que votre milieu vous avait apporté dans votre jeunesse, avez su, par votre foi et votre fidélité, à partir du passé et à l'occasion de votre présent, être celui qui prépare l'avenir par ce qu'il est devenu. Et je veux croire aussi que, par l'intelligence que peu à peu j'ai atteinte de votre vie humaine, par votre souvenir actif qui en est l'origine, par votre présence active qui en est le moteur, grâce à ma foi et à ma fidélité confortées par les vôtres, j'ai moi aussi été digne d'atteindre parfois à la liberté d'être soi. De ce que j'ai vécu à certaines heures, si infime et éphémère que soit l'histoire de mes jours, j'ai tiré la joie d'être… La vie humaine de Jésus, si brève pourtant est comme le signe de la grandeur en puissance en chaque homme. Elle en est le sacrement qui donne lumière et force pour y tendre…Jésus a voulu nous conduire tous à l'amour de Dieu et à l'amour du prochain…Jésus a appelé tous les hommes à cette foi et à cette espérance impossibles mais absolument nécessaires… Dans la mesure où le disciple peut supporter la découverte de son propre dénuement en entrant dans l'intelligence du dénuement de Jésus, en y prenant appui, il peut être le prochain de tout homme, il approche de tout homme, le Royaume de Dieu s'est approché.… TFp.135.
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