1er janvier 2000 Libération interroge écrivains et artistes.
Libération a posé une simple question pour le 1er janvier 2000 à deux cents écrivains
et artistes: "A quoi pensez-vous?" Voici ma réponse:
Lénigme rebelle.
Comment sextraire dun siècle, dune histoire humaine vieille de trois
millions dannées, peuplée de faits et méfaits, doutrances,
dextravagances, et se laisser aller, innocent, à vagabonder vers les territoires
inconnus dun siècle nouveau? Mémoire et questionnement, les images se mêlent, des
visages, des ruines: le pied dArmstrong et sa marque de caoutchouc incrustée dans
la poussière de lune, la photo dHiroshima, rasée, dans mon livre de géographie.
Deux poignées de mains, celle de Sadate/Begin, celle dArafat/Rabin... Et pour
demain, notre inconnu... Qui lemportera? Cynisme ou compassion? A moins que la
religiosité chère à la prédiction de Malraux entraîne nos neurones essoufflés vers
respect et prière, vers linvisibilité des choses et ce maillage dissimulé qui
relie chaque objet du monde.
Quemporter? Que transmettre? Salléger des scories et paillettes, de ce qui
aura brillé pour briller, de linutile et futile et ne garder que le difficile:
lamour, ce travail patient de la souciance pour un être, vivant, le seul, choisi
dans le multiple. Emmener avec soi lessentiel, ce qui aura transformé
lintérieur, là où siège le noyau armé des valeurs qui régissent nos actes
remarquables comme les plus anodins. Emporter pour transmettre, et offrir aux
générations adolescentes la mallette allégée du savoir-vivre dans le temps et
lespace, une vague trousse de survie, remède aux solitudes et au découragement.
A linstant du basculement des chiffres, je songe au temps qui passe, à ces infimes
secondes qui nous auront fait rencontrer lamour et le désespoir, au hasard qui nous
inventa, aux habitants qui nous suivront et penseront parfois à nous, amusés, emplis de
la condescendance obligée de ceux qui naissent plus tard.
Fabriqués de carbone et de pensée, seuls à être capables de faire lamour et la
mort - hors saison - marque de notre indépendance et de nos appétits pour linfini,
nous aurons été vivants! Vivants dans un monde voué à lentropie, vivants pour
lunique plaisir dexister et de fabriquer avec orgueil quelques chefs
duvre, des utopies et des rêves plus grands que lespace dans lequel
nous vivions... Que sommes nous devenus, nous qui aurons inlassablement rêvé de bonheur,
qui avons inventé la démocratie, su repérer les trous noirs, linvisible sidéral
et les amnésies de lHistoire? Aventuriers insatiables nous naurons cessé,
tels des corps célestes, dêtre attiré par lautre, laltérité
magnifique surgie aux toutes premières semaines de lunivers, quand ce qui aurait pu
nêtre quun, se différencia.
Le bonheur dites-vous? Il fut là, au rendez-vous des événements ordinaires, dans chaque
respiration, chaque émotion: être en vie et radieux davoir traversé une planète
et ses volcans, davoir été ému pour rien, visage ou paysage, subjugué par la
gamme infinie de lémerveillement que nous aura offert le programme raffiné de nos
ADN. A ce double enroulement subtil de composants chimiques qui retrace notre trajet
archaïque, est pourtant venu sajouter linsatiable question: quelle injonction
cachée nous a permis dêtre là, nous qui nétions rien et sommes devenus un
peu? A force de technicité nous avons cru, au début de ce siècle, hériter dun
monde désenchanté. A lentrée dun millénaire notre savoir et nos
connaissances accrus nont fait quaugmenter lopacité dun monde
qui, tapi derrière ses secrets, sest de lui-même réenchanté. Le mystère reste
entier, plus verrouillé que jamais, et nous, la plus rebelle des énigmes, nauront
de cesse dinventer, entre naître et mourir, de nouvelles raisons de vivre.
Yves Simon
Site de Yves Simon : www.yves-simon.com