LA VIE SPIRITUELLE
Transcription d'un enregistrement de Marcel Légaut, à la Mispa, en 1986
Je vais essayer de parler un petit peu avec vous, ce soir, de la vie spirituelle: c'est quelque chose d'essentiellement personnel, qui est propre à chacun d'entre nous, dont il est difficile de parler parce que les expressions que nous employons ont pour chacun d' entre nous une portée qui dépend de ce que nous avons jusqu' à présent vécu et des possibilités spirituelles qui sont encore en nous à l'état potentiel.
Cependant je pense que par une activité de présence, il y a tout de même une possibilité de communion qui dépasse la simple compréhension grammaticale des termes employés. La vie spirituelle ça ne s'enseigne pas, ça ne s'imite pas , mais cependant, la présence, la vie spirituelle de l'un, peut en suivant son propre chemin, aider l'autre s'il l'accueille au niveau convenable, à suivre le sien propre pour atteindre de son côté une vie spirituelle qui lui sera personnelle.
C'est en quoi la vie spirituelle se distingue de la vie de moralité, je dis "moralité" parce que très souvent , me semble-t-il, dans beaucoup de cas, on confond la vie morale avec la vie spirituelle. Alors j'emploie le mot "vie de moralité" c'est à- dire ce qui peut être la conséquence de l'obéissance à une loi morale, ce qui est la conséquence, je dirais, d'une discipline, quelque chose qui s'impose du dehors qui, par conséquent, a un certain caractère objectif et qui par suite, peut avoir en chacun d'entre nous des conséquences semblables; tandis que la vie spirituelle, elle, elle naît précisément lorsque pour nous, en tant que nous sommes ce que nous sommes, naissent des exigences qui peuvent être provoquées par l'extérieur, mais qui ont un caractère essentiellement personnel de telle sorte que l' exigence que je dois observer pour être fidèle à la vie spirituelle n'est pas nécessairement à observer par un autre pour qu'il soit de son côté fidèle à ce qu'il doit être. Il y a donc une émergence en chacun d'entre nous d'exigences, et c'est à ce moment là que l'on peut dire que nous naissons à la vie spirituelle. On peut parler vraiment d'une nouvelle naissance; la première étant au fond peut être la conséquence de l'enseignement moral qu' on peut recevoir dans sa famille ou dans son milieu; la deuxième naissance étant beaucoup plus mystérieuse puisqu' il n'est peut-être pas évident que, au long de la vie, tous les hommes soient nés à la vie spirituelle.
A certains moments, favorables à cette naissance dont nous avons souvent parlé ensemble, l'émergence des instincts fondamentaux comme l'amour naissant, comme filiation, maternité, paternité et ainsi de suite, comme la vision en profondeur de l'amour de quelqu'un qui vient de disparaître: tout cela sont peut être des moments favorables pour l'éveil de la vie spirituelle, ne peut pas les déclencher automatiquement et dans une certaine mesure les déclenche d'une façon singulière pour chacun d'entre nous quand il les déclenche. On peut d'ailleurs concevoir d'autres périodes, sur lesquelles nous allons parler tout à l'heure où cette vie spirituelle non seulement , non pas s'éveille, mais prend des dimensions, qui évidemment ne sont pas la simple conséquence des événements graves, importants de la vie telle que celle que je viens de vous parler.
Un des aspects de la vie spirituelle et qui le distingue de la vie de moralité, c'est que ça implique à ces exigences qui s'imposent à nous, à chacun d'entre nous dans l'ordre du faire et du dire, il n'y ait pas de distance entre ce que nous pensons et ce que nous faisons. Il n'y a pas de distance entre ce que nous pensons et ce que nous disons, et c'est là, je dirais, une chose très ... très importante à comprendre parce que vivants dans une société , nous sommes sous la pression sociale, soit que nous faisions partie d'un membre de la société, soit que nous faisions partie des structures de la société, nous sommes assez spontanément conduits à ne pas dire ce que nous pensons parce que nous pensons dire ce que nous devons dire, et à ne pas faire ce que nous devons faire parce que nous faisons ce qu'on nous demande de faire. Autrement dit il y a, et c'est je dirais une des choses les plus graves, qui existe même dans l' Eglise, et en particulier dans l' Eglise parce que c'est plus important qu' ailleurs, il y a cette distance entre le faire, le dire et le penser, qui, en un certain sens, paradoxalement, fait que plus on est homme d' Eglise, moins on est spirituel... ou du moins plus on a la tentation de ne pas l'être! Il y a des problèmes sur lesquels, on l'a dit ce matin, puisque nous avons la grâce, la plupart d'entre nous au moins de ne pas faire partie des structures.
L' un des aspects par conséquent de cette totalité du don, cette coïncidence entre le faire et le dire et ce qu 'on pense vraiment, c'est qu'on est conduit à se donner totalement à ce qu'on fait, totalement à ce qu'on dit. Eh bien! cette totalité, quoi qu'on puisse penser qu'on l'atteint rapidement, n'est pratiquement que le fruit d'une longue vie de fidélité, ne nous donnant pas totalement même lorsque au départ nous pensons que nous le faisons. Il y a toujours en nous un certain décalage entre ce que nous faisons en pensant que nous nous donnons totalement et d'autre part la fidélité fondamentale. Il y a toujours cette sorte de déphasage et ces choses là évidemment ça ne se découvre pas sur le moment puisqu' on pense, sur le moment, qu'on se donne totalement, ça se découvre après.
Je voudrais insister justement sur l'importance pour la vie spirituelle du regard que l'on doit porter sur son passé. Nous sommes très loin par conséquent de l'examen de conscience ordinaire qui se contente simplement de regarder le présent. Nous sommes très loin aussi, moins loin mais encore très loin, de ce qu 'on appelle la révision de vie qui consiste à penser ce qu' on a vécu au niveau du faire et du dire et peut être des intentions sur une certaine phase, une certaine étendue de notre passé. Non, c'est une vision globale, totale, dont on peut toujours s'étonner. Nous avons souvent dit ensemble, puisque je répète ça depuis un certain moment, qu' il y a une différence entre infraction et infidélité. Comme nous l'avons dit, l'infraction nous la connaissons si tôt que nous la commettons, puisque l' infraction correspond à quelque chose qui nous est imposé du dehors; l'infidélité au contraire est une réalité beaucoup plus secrète car très fréquemment nous sommes infidèles sans le savoir. Et ce n'est que lorsque nous avons été souvent fidèles après, que, par un regard convenable sur le passé, nous découvrons nos infidélités. C'est justement à ce moment là qu'on va découvrir que le don n'est pas total et dans une certaine mesure ce qu'on croyait tout à fait être ce qui devait être, n'était pas tout à fait ce qu'on devait faire, et que nous ne pouvions pas faire et que nous ne pouvions pas savoir, d'où alors ces choses importantes, à savoir qu' il y a en nous un mal que nous ignorions, qui va avoir des conséquences importantes dans notre vie et dont il faut que nous prenions suffisamment conscience à temps pour en un certain sens, lui donner un sens positif.
De même que nous ne reconnaissons nos infidélités lorsque nous avons suffisamment été fidèles après, nous devons à nos infidélités une possibilité d'être positives, elles qui étaient négatives au départ sans que nous le sachions, lorsque précisément nous sommes capables de les regarder en face et découvrir le secret travail qui s'est fait à l'intérieur de nous, grâce à nous, mais au delà de notre propre intention et qui nous permet de comprendre, comment certaines choses que nous avons en positives maintenant, sont au fond la conséquence des infidélités inconnues que nous avons commises jadis.
Cette sorte de reprise par la base, par le fond, d'une réalité qui était abîmée et qui, parce qu' elle est abîmée, nous permet peut-être d'avoir une fécondité que nous n' aurions pas pu avoir si nous avions été dans le droit chemin. De sorte que, on dit souvent, qu 'on va, que le chemin de l'homme est courbe, mais en définitive, il est courbe pour être plus droit. Et çà, me semble-t-il, c'est un des aspects très important de la vie spirituelle; dans le regard, je dirais une des nourritures les plus importantes de la vie spirituelle que d'arriver à avoir ce regard sur son passé qui découvre la fécondité des fautes que nous avons commises jadis, des fautes imprévues que nous ne pouvions pas ne pas commettre soit parce que c'était toute une offense, ça peut arriver dans certaines heures dramatiques, c'était au dessus de nos forces et alors peut-être qu'à ce moment là nous avons, je dirais, légalisé nos impuissances en nous protégeant derrière la loi, sans être pharisien pour ça, ou bien parce que c'était au delà du domaine des horizons que nous ne pouvions atteindre par notre regard à ce moment là.
Je crois que c'est dans des périodes évidemment de recueillement comme celle que nous pensons vivre aujourd'hui, en ce moment, que ces choses là peuvent être dîtes, ou bien alors précisément un peu à ces heures favorables, comme je vous en ai dites tout à l' heure quelques unes, lorsqu'on se trouve devant un grand malheur, lorsqu'on se trouve, je dirais, et qu'on n'est pas trop abîmé, dans des conditions d' impuissance comme peut l'être, par exemple Marguerite Miolane en ce moment, à supposer qu'elle ne soit pas trop faible pour pouvoir avoir vraiment un regard vivant sur ce qu' elle a vécu. C'est l' heure des détachements , c' est l'heure du dépouillement , c'est l'heure de la vérité, c'est l'heure de la lucidité, c'est l'heure d'une certaine limpidité du cur. Toutes ces réalités qui ne sont pas entièrement à notre disposition, mais qui, lorsqu' elles nous sont données, nous découvrons qu'elles ne sont pas sans liaison avec tout ce que nous avons vécu dans le passé et attendent tout ce qui encore est peut-être possible dans l' avenir, si cela nous est donné.
C' est toucher quelque chose de très profond, sur laquelle je n'ai que des idées encore extrêmement vagues mais qui me sollicitent actuellement, c'est cette coexistence du mal et du bien qui est tellement serrée que le mal semble être utile pour que le bien naisse. Souvent nous opposons le mal et le bien, le mal c'est purement négatif, le bien c'est purement positif. Quand nous regardons notre passé, chacun d'entre nous suivant sa propre histoire, nous apercevons qu'il y a beaucoup de mal et beaucoup de bien, mais dans une certaine mesure on ne peut pas séparer, radicalement, le mal du bien, puisque, par je ne sais quelle action qui ne dépend pas entièrement de nous, quoiqu'elle soit cependant en relation avec la manière dont nous l' avons accueillie en nous, le mal même que nous avons commis sans le savoir, c'est surtout intéressant pour ce que nous avons commis sans le savoir, cela a servi à un bien que nous n'aurions pas atteint si nous avions été dans des conditions positives. Cette sorte de collaboration ou du moins cette sorte de reprise ensemble du mal et du bien, pour qu'un bien supérieur naisse, c'est vraiment une chose singulière dans l'activité créatrice de Dieu.
Le problème du mal dont on parle souvent d'une façon très extérieure, très abstraite, est certainement insoluble si on reste à ce niveau là, me semble-t-il. Mais si on se place au niveau d' une vie personnelle, individuelle, où en conscience le mal et le bien ne peuvent pas plus être catégorisés d'une façon très précise, on s'aperçoit qu' il y a comme une symbiose, presque une connivence entre le mal que nous ne pourrions pas ne pas commettre et le bien qui progressivement s'est développé en nous au delà des projets que nous en avions.
C'est comme si, en Dieu, (alors là je fais de la métaphysique, vous savez quand on parle de Dieu on dit toujours des bêtises et c'est très bien que nous en disions), c' est comme si en Dieu le mal et le bien coexistaient, eux, en union, de telle sorte que Dieu est continuellement en train de devenir parce qu'il n'arrive jamais à être ce qu'il doit être. A la place, je dirais, d'avoir un développement qui, pour ainsi dire, serait illimité : c'est quelqu'un qui s' efforce d'être ce qu'il n'est pas et qui n'y arrive jamais, et c'est pour ça qu'il est continuellement en train de créer, de recréer, de reprendre et ainsi de suite; ce ne serait donc plus une perfection qui tendrait vers une limite qui ne serait jamais atteinte mais qui cependant en un certain sens serait...fixe. Mais cette sorte d'effort vers quelque chose qui n'est pas encore, auquel on doit venir, qu'on est continuellement en train de tendre vers, tout en étant par un autre biais constamment plus ou moins mis à l'écart de ce qu'on doit être.
Cette sorte de lutte, mais qui se fait dans l'instant, en dehors du temps, en Dieu, chez nous se développe dans le temps et c'est en ce sens là que la création qui est, si on peut employer cette expression, enfin le réel, tel que nous le saisissons, nous n'employons pas le mot "création" qui implique déjà quelque chose de plus, le réel tel que nous le saisissons se développe dans le temps et alors le mal et le bien se trouvent pour ainsi dire séparés et apparemment en antagonisme; tandis que en nous, d' une certaine manière, grâce à cette activité en nous, ce mal et ce bien ont déjà une certaine collaboration à travers le temps, puisque le mal que nous avons commis dans le passé ne sera pas étranger au bien que nous allons pouvoir peut-être atteindre maintenant. Eh bien! ce qui se développe dans le temps, dans notre propre réalité, où nous sommes dans le temps, peut-être existe-t-elle en Dieu, au sens de sa propre réalité divine. Dieu est proprement en moi totalement, toujours créateur, si on peut employer ce mot, dans la mesure précisément où il n'a jamais atteint la perfection de ce qu'il doit être. C'est très risqué ce que je vous dis, mais enfin comme je n'ai aucune fonction dans l' Institution je vous laisse le choix d' y réfléchir!
Ceci me parait intéressant, parce que voyez vous, un des problèmes les plus graves de nos religions, de notre religion chrétienne, de toutes les religions en définitive, c'est de gommer le réel en supprimant le mal. Si nous arrivons à intégrer le mal dans une perspective constructive, créatrice, immédiatement le problème change complètement de sens. Or si dans une certaine mesure, nous ne pouvons guère le faire dans le mal objectif qui se trouve dans le monde extérieur avec toutes les abominations qui existent, nous pouvons déjà découvrir dans l' intériorité de notre propre histoire, une certaine cohérence, une certaine connivence, une certaine, je dirais, pas collaboration parce que c'est un mot trop actif, mais une certaine relation, entre le mal que nous avons subi en un certain sens puisque nous ne l' avons pas commis volontairement et d'autre part la réalité spirituelle qui se développe en nous.
Eh bien! si on voulait essayer de réfléchir un peu à ça, c'est risqué, mais je crois tout de même qu'on peut le faire, c'est probablement en Jésus que se manifeste avec la plus grande plénitude ce que nous découvrons nous-mêmes déjà dans notre petite vie personnelle entre ce mal et ce bien car les tentations probablement, que Jésus a connues, sont à la dimension du bien qu'il est devenu: tentation du succès, la tentation de la puissance, la tentation de l' impatience, la tentation du désespoir devant l' immensité de l' uvre qui se présentait, qui grandissait devant lui à mesure que sa puissance à lui, diminuait. Quoique c' est peut-être par ce biais là que nous pouvons entrer dans la passion de Jésus beaucoup plus que par les chemins de croix qu'on fait ordinairement.
Je pense aussi que c' est, peut-être, enfin je ne sais pas bien ce qui se passait parce que je n' y étais pas, mon idée c'est que tous ces fameux démons qui sortent des gens, je pense particulièrement aux démons qui me sont particulièrement chers, ceux de Marie Madeleine: sept. Il lui fallait être une femme puissante pour avoir sept démons; au fond est-ce que ces démons ne seraient pas précisément les extrêmes potentialités d' une femme de ce genre qui n'arrivaient pas jusqu'à présent à trouver leurs propres voies, qui étaient partis dans des voies plus que tortueuses si je comprends bien et qui, justement parce que Jésus lui-même avait dominé, ce qui était en lui et qui aurait pu, je dirais, l'orienter soit vers les succès des guérisseurs, soit vers les violences du libérateur, ainsi de suite. Grâce à sa pureté il a aidé cette femme, je dirais, à découvrir la voie par laquelle ses propres puissances qui étaient ses démons, pouvaient prendre source et si elle a aimé Jésus comme je pense qu' elle l'a fait, c'est précisément parce qu'elle était de taille à aimer, c'est ce qui est dit dans l'évangile. Et cet amour, peut-être au départ n'avait trouvé que des voies tout à fait indirectes et imparfaites pour s' exprimer.
En nous nous retrouvons la même chose, ces choses qui sont en nous, qui dans une certaine mesure peuvent nous porter au départ à des infidélités que nous ignorons, grâce à l' activité en nous de Dieu, grâce aussi, et ça c'est important, à ce fait que la vie spirituelle que nous pouvons découvrir, qui peut se développer en nous, n'est pas sans relation avec la vie spirituelle de quelqu'un avec lequel nous avons une relation de présence suffisante pour recevoir de lui par présence, la possibilité de faire notre propre cheminement. Il y a comme en un certain sens, de la part de Jésus, la possibilité pour chacun d' entre nous de recevoir de lui la capacité de transformer en bien toutes ces tendances profondes qui sont en nous qui jusqu' à présent n' ont pas réussi d' une façon ou d' une autre, à trouver leur voie juste et qui, grâce à cette reprise en profondeur qui se fait en nous à travers notre propre histoire, va nous permettre à la fin de mettre totalement en exercice et avec exactitude toutes les potentialités qui étaient en nous au départ.
Et alors, je pense que précisément le succès d'une vie et le rayonnement d'une vie, consistent précisément, après avoir mis en exercice toutes
les potentialités que l'on a en soi, de les avoir unifiées. Et c'est à travers l'unification de l'être, que l'être rayonne de la façon la plus puissante, ce secret message qui en chacun d'entre nous, nous permet d'amorcer ou de développer la vie spirituelle qui nous est propre.
Eh bien! voilà quelques idées que je voulais développer avec vous ce soir et que chacun d'entre nous ne peut vraiment développer qu'à sa façon, sa façon personnelle. Il est tout à fait certain que dans les heures et séances que nous pouvons avoir ici, ou qu' on peut avoir ailleurs, indépendamment des heures tragiques que nous pouvons vivre, soit parce qu'elles nous sont propres, soit parce que nous les voyons chez certains êtres que nous connaissons, eh bien! nous pouvons peut-être, je dirais, progresser dans cette unité fondamentale, qui, me semble-t-il, quand tout le reste passera, demeurera de ce que nous sommes.
Quelque chose que j'ai oublié, qui pourra peut-être donner l'occasion d' un point de départ, c'est que, mettons que ça soit pour moi, ça doit être aussi pour chacun d'entre vous, quand on regarde son passé, on voit bien qu'en un certain sens, toutes les infidélités que l'on a commises sans le savoir parce que c'était hors de nos horizons, ou bien parce que nous étions radicalement impuissants à faire ce que nous voyons bien ce qu' il aurait fallu faire, mais que nous nous sommes justifiés en disant, en nous protégeant derrière la morale par exemple, ce qui est au fond une des défenses les plus rigoureuses, les plus efficaces, eh bien! donc, il y a beaucoup de gâchis et tout de même, à la longue de vie, ce gâchis a pu être la semence de quelque chose qui ne serait pas venu si nous n'avions pas été dans ces conditions. Mais j'élimine un autre aspect sur lequel je voudrais dire trois mots, c' est que ce gâchis n'est pas simplement en moi, il est dans l'autre ou dans les autres. Je vais prendre un exemple que quelques uns d' entre vous comprendront, par exemple une très profonde amitié, une très profonde collaboration qui, un jour, est gâchée, il y a du gâchis des deux côtés. Je prends de mon côté, bon, gâchis, mais tout de même, après, par reprise, ainsi de suite, fidélité plus ou moins inconsciente, ce gâchis n'est pas réparé en ce sens qu'il ne disparaît pas, mais il est l'occasion de quelque chose qui n'aurait pas eu lieu probablement si la rupture n'avait pas eu lieu, n'est-ce pas! Oui, mais l'autre? Je suis bien conscient de ce qui s'est passé pour moi, mais ce qui s'est passé pour l'autre?... Mystère. C'est bien un mystère voyez et alors là, je ne peux rien dire. Tout ce que je peux dire, c'est que je souhaite, mais c'est un souhait qui est raisonnable, mais qui n'a pas du tout l'évidence dans sa réalisation, me semble-t-il, de l'évidence que je peux moi-même ressentir vis-à-vis de ma propre histoire. Et tout ceci est vrai pour chacun d'entre nous, je dis "moi" pour simplifier la grammaire, mais l'autre? Je sais bien qu'on ne sait jamais ce qui se passe dans le cur de l'autre, mais il est certain que sa voie, pour lui aussi a été différente par le fait de cette rupture, du dehors ce n'est pas facile de se rendre compte si d'une certaine manière, il y a une reprise qui a fait que il a atteint telle manière, je dirais, de vie spirituelle qu' il n' aurait pas connu en ce moment. Qui sait? Nous ne savons rien.
C'est là qu'il faut vraiment faire un acte de foi; que l'activité qu'on a chacun, n'est pas tellement une chose qui nous est, je dirais, particulièrement assignée, mais qu' il y a dans l'autre une activité semblable qui s'est efforcée, comme elle s'est efforcée en moi, de reprendre par le dedans, d'une autre manière, ce qui n'était plus possible puisque la rupture l'avait rendu impossible.
Je crois que c'est là, je dirais, des choses où la prière, une prière quotidienne, une prière de vie, me parait indispensable. Il faut être capable de regarder avec des yeux droits un gâchis qui, dans une certaine mesure, nous le voyons porter fruit par cette activité intérieure en nous, mais, en l'autre?
Ce n'est pas spécial à moi, c'est spécial à chacun d'entre nous, et c'est notre vie spirituelle qui nous permet de porter cela dans le réalisme qui est indispensable pour que nous soyons attentifs au réel.
Comme nous sommes loin si on fait des considérations de ce genre, de ceux qui s'enthousiasment de se dire "pécheurs". Je dirais, de ceux qui se disent pécheurs avant d' avoir fait cette prise de conscience en profondeur parce que on reste à un niveau, je dirais, soit affectif, soit au niveau de tel fait ou de tel dire, qui pour ainsi dire seraient arrachés à la traîne de toutes les conséquences indéfinies qui peuvent se développer chez les uns et chez les autres.
Echange
-" C'est une expérience qui doit être offerte à tous les pères et mères de famille
M. L. Absolument! Absolument!
-" Et l' on ne peut pas précipiter les choses ni pour soi, ni pour les autres.
M. L Et non!
-" Il faut se prendre en patience?
M. L.. Oui. Mais alors ce que je croirais, c' est qu' à longueur de vie, si justement on ne se barre pas, je dirais au point de forcer d' une façon ou d' une autre. Eh bien! je dirais, il y a une harmonisation, une certaine reprise par le fond qui fait que, à la fin, on peut dire cette phrase, elle est un peu banale parce que tout le monde la raconte, mais on peut le dire: "tout est grâce", même les fautes, et les fautes les plus fatales, en un certain sens, celles qui étaient pour ainsi dire la conséquence de ce qu' on était, sont peut-être les points de départ d'une progression spirituelle, d'un approfondissement spirituel qui n' aurait pas pu être atteint par de simples résolutions.
-"C'est le "felix culpa"?
M. L. C'est le "felix culpa" si vous voulez, si l'on peut dire. Je crois en effet que le mérite d' une vie spirituelle un peu positive, c'est d'arriver à redonner un sens positif à des choses qui, en soi, étaient fondamentalement négatives.
-" C'est là où l'on prend conscience du caractère superficiel des confessions".
M. L. De ce côté là on ne peut pas en dire trop de mal. On peut, on comprend très bien que nous avons tous besoin à une heure ou à une autre de nous ouvrir, en vérité, à quelqu'un. Et j'avoue, moi, qu'une des paroles qui me gêne beaucoup dans l'Ecriture, enfin ça ne me gêne pas trop parce que je la gomme assez facilement..... Ailleurs dans l' Evangile, il est dit: "Vous serez pierre d'achoppement", c'est-à-dire que les uns vous repousseront beaucoup, d'une certaine manière, ils se repousseront de l' influence que vous pouvez avoir sur eux et d'autres au contraire, vous accepteront. Si on se met à ce niveau " pierre d' achoppement" ou je dirais " pierre angulaire" car les deux pierres existent, d'accord. Mais autrement quelle abomination l' Eglise n' a-t-elle pas commise en utilisant de façon abusive ce pouvoir de lier et de délier qui est entièrement, foncièrement contradictoire avec tout le reste de l' Evangile. Et alors, parlant de la confession maintenant, (en fait il n'est peut-être pas utile d'en parler, puisqu'il a disparu), mais enfin il est certain que, quand je compare ma jeunesse avec toutes mes confessions, je me confessais toutes les semaines et je n' avais pas la moindre idée de ce que pouvait être une exigence intérieure qui ne soit imposée du dehors. Puisque mes examens de conscience étaient uniquement portés sur cela et ils ne pouvaient pas d'ailleurs être portés sur autre chose, c'était par certains côtés, pas inutile, à condition qu'il n' y ait pas trop d'imagination pour en créer des fautes. Heureusement qu' il y avait l'impureté et la distraction dans les prières! Quelle lamentable comédie au niveau où l'authenticité est la condition sine qua non de la vie spirituelle.
-"Mais il est vrai qu' il y a des heures où un mal blanc, une tumeur éclate!
M. L. Eh bien oui, mais nous avons d' ailleurs peut-être tous besoin à la fin de la vie, enfin pas tout à fait à la fin parce qu'en fait à la fin c'est peut-être déjà terminé, mais nous avons besoin (chacun suivant sa propre voie, en définitive il n' y a rien de général dans l'histoire) de pouvoir avoir une transparence radicale non seulement vis à vis de soi, mais d'ailleurs je crois que pour l'avoir vis à vis de quelqu'un qu'on aime parce que alors, à ce moment là il y a une transparence qui dépasse de beaucoup ce que nous pourrions nous-mêmes saisir seul à seul. Devant l'autre, qui nous reçoit au niveau où nous nous disons, il y a une limpidité et une lucidité qui n'existent pas dans la solitude et l'isolement. Je crois que dans toute vie il doit y avoir ça. Je crois que c'est un des aspects de la fécondité spirituelle, de l'amour, c' est que "toute larme sera effacée, toute faute sera fécondée, le monde sera nouveau". Le monde nouveau vient du monde ancien, tout sera renouvelé. C'est à travers des perspectives de ce genre là, qu'on peut peut-être, donner la profondeur qui convient à des compréhensions de ce genre.
Nous disons des choses générales mais il est certain que chacun a une voie particulière. Ce que l'on n'a pas trouvé aujourd'hui parce qu'on le cherchait, sera peut-être donné demain quand on ne le cherchera pas mais qu'on sera capable à ce moment là de l' accueillir.
-"Il y a un fait d'expérience quand même, ce n'est pas forcément à quelqu'un qu'on aime à qui l'on parle. On voit des malades, des handicapés, des gens en état de crise, ils parleraient au premier venu qui sourirait, qui aurait un regard un peu clair, ils ont besoin seulement de vider quelque chose, ce n' st pas forcément quelqu'un qu' on aime mais un être humain de passage qui est là.
M. L. Ils le font en tous cas avec quelqu'un qui est au niveau spirituel qui lui permet d' accueillir ce qu' il reçoit au niveau où c'est donné.
-" On le voit dans les hôpitaux, centres de rééducation, dans des cas tout à fait limites.
M. L. L'élément de réciprocité n'est pas nécessaire à ce point de vue là, ça c'est important. Car l'aveu de l'un ne demande que l'accueil de l'autre, ne demande pas en retour l'aveu de l'autre mais simplement l'accueil. Un accueil silencieux, respectueux, intelligent, qui en un sens n'est pas loin d'être silencieusement un aveu, car pour entrer en profondeur dans ce que l' autre dit, il ne faut tout de même pas y être tout à fait étranger, mais plutôt dans cet accueil il y a déjà, dans une certaine mesure, un aveu de l'autre.
-" Celui qui entend cet aveu a conscience très clairement qu' il n'a pas une réponse à donner, l'autre porte sa réponse en lui-même.
M. L. Exactement, exactement.
-" Il est simplement "éveilleur". En fait je n'ai pas de mot, mais ça je le comprends très bien... La personne qui le vit, qui est éveilleur, a besoin de recharger ses accus...J' ai entendu le témoignage d' un chauffeur de taxi à Paris qui me disait: "Vous ne pouvez pas savoir tout ce que j' entends dans mon taxi toute la journée et je suis sûr que les gens s'en vont libérés, heureux et ils ne savent pas qui je suis, ne me connaissent pas."
M. L. C'est dans cette direction. Seulement , voyez, je pense qu' il y a une différence entre cette transparence que j'ai évoquée et un certain défoulement dont nous avons besoin à certaines heures et qui n'atteint pas la profondeur spirituelle dont nous parlons; ça peut être très important un défoulement, c' est une purgation.
-" On ne peut pas "vouloir être transparent".
M. L. On ne peut pas le vouloir mais on peut l' espérer, on peut sentir que c' est important pour pouvoir précisément entrer plus profondément dans l'approche de son propre mystère, du moins dans le mystère de sa propre vie, mais évidemment ça ne se commande pas et dans une certaine mesure il faut rencontrer "celui qui"...
-" C'est là que la pudeur intervient. On ne dit pas n' importe quoi à n'importe qui.
M. L. Ce qu'il faut ajouter c'est que toute chose relève nécessairement de la pudeur. Tout peut être dit, il n' y a pas de choses impudiques au niveau où nous sommes en train d'essayer de nous situer.
-" Je ne parle pas de la nature de ce qui est dit mais de l'opportunité de dire.
M. L. Nous sommes d' accord
-"Le mal qui est en nous, à un certain niveau, c'est toutes nos déficiences du fait que l' on est engagé dans une croissance dans le temps...
M. L. Ce que je penserais volontiers, c'est que c'est dans le mystère de ce que nous sommes que nous pouvons le mieux allier la présence du mal à ce qui est nécessaire pour que le bien existe. Voilà ce que j' essaie de dire.
-" Quand vous dites il y a une progression en Dieu....
M. L. Oui.
-"C'est une progression interne à Dieu. Alors , dès lors qu' elle est interne à Dieu, elle n'est pas dans le temps.
-" On voit très bien en particulier quand on revient dans les mêmes lieux, qu'on repasse sur ses pas, comme ça dans la vie, on a très nettement l'impression de la distance qui sépare soi de soi et qui est souvent manque de lucidité, de mûrissement.
M. L. On s'aperçoit que ça ne pouvait pas ne pas être mais il est important de s' en rendre compte après, parce que c'est là que se trouverait en un certain sens le péché, si on peut employer le mot " péché". C' est non pas dans l'infidélité qu' il n'était pas possible de ne pas commettre puisqu'on ne la connaissait pas ou qu'elle surmontait les possibilités du moment, mais dans le fait qu'ultérieurement lorsque cela nous est possible, nous savons reconnaître dans sa réalité.
-" C'est notre inachèvement par rapport à un accomplissement.
M. L. Eh bien, oui. Est-ce que vous accepteriez cette idée que Dieu est l'essentiel inachevé. Je n' ose pas aborder ce sujet...
-" Ce serait consolant.
M. L. Le mot "consolant" ne me va pas.
-" Le mal, l'absence d'être, un autre niveau du mal, le devenir en somme.
M. L. Ecoutez, je ne sais pas , je ne suis pas philosophe mais ce que le penserais volontiers c'est dans le mystère de ce que nous sommes que nous pouvons le mieux allier la présence du mal à ce qui est nécessaire pour que le bien existe. Voilà ce que j' essaie de dire.
-" Quand vous admettez qu' il y a une progression en Dieu, c'est une progression interne, alors, dès lors qu'elle est interne à Dieu elle n'est pas dans le temps et c'est en cela, je crois, qu'elle est fortement différente à notre propre progression.
M. L. Ce que vous dites est très exact, la progression en soi de Dieu est en dehors du temps alors que nous sommes dans le temps et c'est dans la mesure où nous progressons, Dieu et chacun d'entre nous, que nous sommes, par certains côtés, à la fois image l'un de l'autre et peut-être aussi, par un autre biais, complémentaires l'un de l'autre.
-"Est-ce qu'on peut vraiment imaginer une progression hors du temps?
M.L. Moi voyez dans ma prière que j' ai écrite, je mets que Dieu se déploie en soi sans commencement, sans fin, c'est pour moi, parce que je suis un peu abstrait; ça me supprime cette chose que Nietzsche par exemple essaie de dire, d'une autre manière en parlant du retour éternel. A mon sens, au retour éternel tel que je le comprends, j'aime mieux un déploiement en soi, sans commencement, sans fin...
MARCEL LEGAUT
La Mispa 1986
Toute notre gratitude à Gérard Crouzet d'avoir réalisé cette transcription.
Edité par Mispa, n°25, Juin 2000.
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