"LE DERNIER VOYAGE DE MARCEL LEGAUT"

Avoir connu M. Légaut... , Dernière retraite à Sion... , Quête de vérité... , Il était pauvre...


"Avoir connu M.Légaut, cela donne envie d'être homme" nous ont dit Christiane et Alain Cordonnier. Ce soir du 11 Avril 91, durant une heure ils ont évoqué en présence des quelques quarante amis réunis à La Magnanerie leurs souvenirs du dernier passage de M.L. en Suisse. Puis nous avons gardé le silence et quelqu'un a lu une des prières de M.L., "O Toi qui es Toi-même dans le fond de mon être".

Quarante-sept et quarante-huit ans, parents de deux enfants, ces Suisses du Valais ont été les derniers, avant Mme Claude Arsac, pasteur près de Genève, à rencontrer M.L. à l'occasion de la session que celui-ci animait à Sion, à la Toussaint 1990. Ils le connaissaient depuis dix ans. Faisant partie du groupe de presse des paroisses du Valais - canton très conservateur et région où Mgr M.Lefebvre a établi son séminaire - ils organisaient des expositions et diffusaient des magazines français tels que "Panorama chrétien", "La Vie" etc. Un jour ils y ont trouvé un dossier sur M.L. et peu de temps après ils apprenaient que cet auteur venait à Fribourg pour une conférence. Ils s'y sont rendus. Le public se composait de gens de tous les milieux. Il y eut trois soirées consécutives. Ce furent des moments intenses avec des échanges parfois grinçants. Manifestement, M.L. dérangeait...

C. et A. Cordonnier ont alors invité M.L. à Sion et annoncé sa venue dans le Bulletin paroissial. Une quarantaine de personnes sont venues trois soirs de suite. Le même type de rencontre eut lieu les trois années suivantes. Puis, M.L. montra sa préférence pour un week end , ouvert au public. Ceci avait l'inconvénient de multiplier les allées et venues. C'est pourquoi depuis l987 il n'y eut plus que des week end fermés. Il leur disait: "Prenez un livre sérieux, pas nécessairement les miens, et travaillez-le!" C'est ainsi qu'un groupe d'une dizaine de personnes a commencé à sa réunir régulièrement tous les mois à Sion: lecture commune d'un ouvrage de M.L., commentaires, réflexions à la lumière de sa propre vie, et cela dans la plus grande liberté. Pour la plupart, c'étaient des chrétiens engagés dans leur Eglise ou d'anciens militants de l'Action catholique, souvent en retrait par rapport à l'Eglise "enseignante". Tous ont retrouvé par la lecture des oeuvres de M.L. et dans les rencontres en profondeur avec cet homme si noble et si grand, le vrai visage de Jésus. Certains disaient: " On s'était éloigné mais depuis qu'on vous connaît, on revient par un autre chemin.."
Et les Cordonnier de poursuivre: "Nous avons connu M.L. par ses livres, difficiles, exigeants, avec une pensée très structurée. Une grande oeuvre, une grande pensée!...Surtout, un homme!"
M.Légaut nous encourageait à être critiques et très libres, à parler entre nous de nous-mêmes. "Le livre est un outil, disait-il, un chantier!" Durant ces retraites, en lisant ses livres il nous parlait aussi de lui-même, et de Jésus. C'était une pensée décapante. Certains ne pouvaient pas la supporter et après trois ou quatre ans, ils sont partis. Nous avons un ami prêtre; au bout de trois jours de retraite, au moment où il était sur le point de célébrer l'eucharistie - c'était lors d'une session sur le livre "Devenir soi" - il nous avouait: "Je ne peux plus dire la messe comme avant. La liturgie est faite sur un modèle suranné. On ne peut plus employer ce langage tel quel..."

C'est donc à Sion qu'il a animé la dernière retraite de sa vie, du 1er au 3 novembre. Il avait choisi de nous commenter certains passages de son livre "Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie", notamment les chapitres sur "La rencontre de l'autre", sur la paternité, sur l'amour impossible, sur l'intelligence de sa mort...

Quand il est arrivé à Sion le 31 octobre au soir, il semblait soulagé d'être venu a bout de ce voyage. Il s'est assis et nous a dit: "Aujourd'hui j'ai eu une des plus grandes joies de ma vie. Deux de mes petits-fils ont assisté pour la première fois à une de mes lectures, aux Granges (Gédéon, le fils d'Olivier et Vincent, un fils de Denis). J'ai lu "Notre-Dame d'espérance". Voilà! le grain est semé..."

"Ces trois jours de retraite, ont ajouté C. et A. Cordonnier, nous ont laissé un sentiment de grandeur et de joie. Il était heureux de sentir notre groupe maintenant solide - catholiques, protestants, ensemble. Pendant la retraite, il manifestait aussi de la joie en revoyant sa vie. De la mort, comme Jésus, il disait: "Il est bon que je m'en aille... La lumière se fait sur les tombes..."
Il y eut un moment très beau, au dernier soir. Nous prenions le repas en silence en écoutant le Concerto pour clarinette, de Mozart. Au moment de l'andante, il nous a demandé ce que c'était. Nous lui avons dit que c'était le dernier concerto que Mozart ait composé, alors qu'il avait découvert la franc-maçonnerie et à travers elle une sorte de fraternité universelle. M.L. paraissait très ému. "Son visage était comme transfiguré", ajoutait Christiane. Il s'est levé et est monté à sa chambre.

Pendant la session il nous avait lu ce poème de Catherine Pozzi, un peu modifié par lui et dont il faisait une prière:

"Très haut Amour, s'il se peut que je meure
Sans avoir su d'où je vous recevais
En quel soleil était votre demeure
En quel passé votre temps, en quelle heure
Je vous aimais"

etc.

Le dernier soir il avait aussi récité un texte qu'il travaillait depuis quelques mois:

"Vie et mort de Jésus, couronnées par la croix
Eternelle présence d'un passé qui n'est plus
Souvenir indicible qui se couvre de silence
Universelle voie de l'accomplissement

Elle ouvre sur l'au-delà du revivre impossible
De ce qui est sans cesse au centre de mes jours
Que nulle doctrine n'épuise, qu'aucun doute ne supprime
Qui donne sens à l'homme tout perdu dans l'immense

Me sera-t-elle donnée la paix du huitième jour
Où l'avant et l'après se fondent dans l'éternel
Où le oui et le non se conjuguent et se taisent
Où tout ce qui devient demeure pour toujours."


"Un des trois soirs nous avions avec nous un chansonnier de variétés qui donnait un récital. Bien que très fatigué, M.L. avait dit: "Je viendrai pour lui". Et il est resté à la séance jusqu'à 2O.3Oh

Il était "pauvre". Il est venu sans valise, avec un petit sac noir en bandoulière. Grand, noble, le corps usé mais avec la lumière vive de l'intelligence: tel était l'homme. Il nous a donné l'envie d'aller jusqu'au bout de nous-mêmes et de notre propre vie. Après la messe, le dimanche, il est parti chercher son bagage dans sa chambre. Le voyant si peu chargé, quelqu'un, dans l'ascenseur, lui a dit:" Qui est nu voyage loin!". Et il a répété: Je suis nu, donc j'irai loin..." Le dimanche midi il est parti pour deux jours chez Mme Arsac, pasteure près de Genève.

Et le 6 novembre Christiane Cordonnier l'a aperçu de loin dans la gare de Vevey, tout épanoui. Il s'était bien reposé. Et il est parti "vers le soleil". Il est mort debout, en voyage!

Le dernier jour, dans le beau petit couvent de Sion où la retraite avait eu lieu, il regardait par la fenêtre. Il faisait beau temps. "Au fond, a-t-il dit avec un sourire, je pourrais finir mes jours ici: un beau couvent, une jolie chapelle, le calme...Non, Jésus n'est pas entré au couvent!"

"Nous croyons qu'il est mort dans une très grande joie", ont conclu Christiane et Alain.

(propos recueillis par Th. de Scott, édités par Mispa, n°25, Juin 2000.)

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