"Marcel Légaut et la recherche par effort dintériorité"
Communication à la session Teilhard de Chardin sur la Recherche - Toulouse
Né à Paris en 1900, Marcel Légaut est mort en Avignon le 6 novembre 1990. Ce laïc, ancien élève de l Ecole Normale supérieure de la rue dUlm, a été professeur à la Faculté des sciences de Nancy, puis de Rennes et ensuite de Lyon jusquen 1942. Simultanément il anime depuis Paris une communauté évangélique denseignants de lécole publique. En 1940, il se fait berger et paysan dans le Haut-Diois. Marié, père de six enfants, il publie sur le tard plusieurs ouvrages importants sur la vie spirituelle, le christianisme et la mission de l Eglise. Son uvre majeure, accueillie favorablement, parait dans les années soixante-dix : "Lhomme à la recherche de son humanité", "Introduction à lintelligence du passé et de lavenir du christianisme" et "Mutation de l Eglise et conversion personnelle". Jusquà sa mort, tout en menant, dans plusieurs pays dEurope et au Canada, une activité de conférencier, il continue de travailler les questions ouvertes dans cette uvre majeure. Son souci dêtre entendu par les Eglises se fait lancinant. Il presse les chrétiens duvrer pour une renaissance spirituelle qui ne soit pas la répétition du passé. "Tout est à reprendre par la base affirme-t-il hardiment, et de façon tout-à-fait autre". ("Introduction à lintelligence du passé et de lavenir du christianisme", p374).
Légaut nétait encore quun jeune agrégé de mathématiques lorsque le père Portal le met en contact avec le père Teilhard de Chardin. Cétait en 1924. Jusquà la guerre, Légaut reverra Teilhard à Paris à loccasion de chacun de ses retours de Chine. Grâce à deux amis quils ont en commun - labbé C. Gaudefroy et le père R. dOuince - il suit et lit avec passion tous les écrits de Teilhard qui circulent sous le manteau. Portal avait orienté Légaut vers des questions capitales pour lavenir du christianisme. Teilhard léveille aux exigences de lhonnêteté intellectuelle et du courage dans la recherche religieuse. Très tôt, à lexemple du grand jésuite, il cherche à unir vocation scientifique et vocation religieuse, mais hors de létat ecclésiastique.Comme son aîné, il ne parviendra pas à entraîner des compagnons pour constituer une équipe de chercheurs unissant ces deux vocations. Il maintiendra cependant sa vie durant, sous forme de rencontres amicales, la présence dune communauté intéressée par la recherche humaine et religieuse.
Lévénement massif de la deuxième guerre mondiale, révélateur dune désorganisation et dune déshumanisation jusque là masquées par un certain confort intellectuel et spirituel, marque un tournant dans la vie de Légaut. Il est pour lui le point de départ décisif de prises de conscience suscitant un effort de pensée qui léloigne des perspectives optimistes de Teilhard. "Il faut, écrit Légaut au père R.dOuince en 1943, sattacher à refaire lhomme et le chrétien, - ensemble - et non seulement le chrétien ou seulement lhomme". Au fil de luvre qui naîtra de ce souci, Légaut va sefforcer de cerner cette problématique par linvention dune démarche qui, tout en étant vigoureusement intellectuelle, sera spirituelle, "dune manière très particulière", tient-il à préciser. Toujours il critiquera les options dune pastorale de reconquête chrétienne qui négligerait lapprofondissent personnel du sujet, comme aussi les exigences inaliénables de la raison critique dans les représentations de la foi. En ces années cinquante, il prend acte de lathéisme pratique qui, chez la plupart des chrétiens, coexiste avec une religion sociologique. Le peuple chrétien, juge-t-il, ignore dans son ensemble ce quest la foi, quil confond avec une médiocre adhésion intellectuelle à un credo ; quant aux chrétiens cultivés qui, eux, savent mieux ce quest la foi, ils ne savent plus au juste ce que le credo veut dire. ("Lettres des Granges", 1950). Légaut constate ainsi le déficit de crédibilité du discours des Eglises, la crise culturelle sans précédent qui hypothèque leur avenir. Car les bases sur lesquelles dans la chrétienté de jadis on avait bâti avec minutie lédifice théologique sont définitivement ébranlées. ("Devenir soi", p16).
Comme Teilhard, il voit que la question cruciale pour lhomme de la modernité est celle du sens de la vie, de lespoir pour lavenir. Mais, contrairement à Teilhard dont le tempérament optimiste se nourrit dune vision dynamique de lénergie spirituelle à luvre dans lévolution grandiose du Cosmos, Légaut focalise son attention sur lhistoire singulière du sujet comprise comme un cheminement intérieur. Il renverse donc laxe de la réflexion suivie communément par la tradition doctrinale du christianisme. Et du même coup, il est amené à délaisser ce quil appelle "une méthode de pensée qui relève dune logique imaginative". ("Vie spirituelle et modernité", p180). Que lui substitue-t-il ? Une ligne de pensée qui tente de décrypter le sens et la portée dexpériences humaines fondamentales vécues par "la généralité des hommes du commun" ("Travail de la foi", 2e éd., p60). Cette forme de pensée est en prise directe sur lexistence du sujet dans sa totalité individuelle. Elle modifie par conséquent la manière de poser la question de base offerte à la recherche spirituelle. En effet, selon cette perspective, il ne saurait suffire de rechercher le sens de la vie - un sens général proposé, voire imposé à tous, comme en élaborent les doctrines et les idéologies. La question ne se résout pas non plus en donnant un sens à sa vie par des engagement significatifs. Elle ouvre sur la recherche du sens de sa propre vie dans le pas à pas du quotidien et dans le cadre de lunivers mental de la modernité occidentale. Cette quête dhumanité amène le chercheur spirituel à une compréhension en profondeur de ses relations à autrui et de leur rôle déterminant dans la genèse du sens de sa vie. Elle lui permet une approche renouvelée des conditions essentielles pour que la société, de simple collectivité quelle est spontanément, tende à devenir une communauté humaine.
Tel est lobjet proposé à leffort de réflexion sur soi du sujet. Cette manière de centrer la recherche amène Légaut à mettre en évidence limportance de la foi et sa distinction davec les croyances. Sa perspective prend appui sur une expérience fondatrice qui est une réalité à deux faces : celle de "la foi en soi", cest-à-dire "en soi-même" et celle de "la carence dêtre". Cette réalité séprouve dans la vie de relation à autrui où lhomme est comme "acculé" à cet acte de foi : "La foi en soi, dit-il, est laffirmation inconditionnelle, posée par lhomme adulte, de la valeur de sa propre réalité prise en soi, indépendamment de la considération de son passé et de son avenir. Elle na pas dautre contenu intellectuel que cette affirmation nue". ("Lhomme à la recherche de son humanité", p27). Cette affirmation absolue sur lui-même, dont lhomme est responsable, louvre à la foi en lautre. Cette foi est la pierre angulaire de son humanité. Elle le dégage des auto-défenses et lui permet de se tenir dans la conscience lucide de sa carence dêtre, ainsi décrite : "Ce que lhomme sait ne pas être, ne pas pouvoir être et cependant devoir être pour humainement exister lui révèle sa carence dêtre. ( ) Il entend à travers la conscience de sa carence de base, grâce à la foi en soi, le silencieux appel à être. Il entrevoit en elle et comme en creux lêtre qui sannonce en lui". (id, p29). Ces deux textes sont capitaux. Sans eux on ne saurait rien comprendre de la démarche de Légaut.
Mais alors, quest-ce qui rend possible cette expérience fondatrice et, par suite, lémergence de lintuition majeure de "la foi en soi" jointe à la conscience de sa carence dêtre ? Cest, notamment, le travail intérieur que connaît lhomme par lapprofondissent de lamour humain, de la paternité, de la responsabilité, de lactivité créatrice, de la conscience quil mourra. Enracinées dans ses instincts fondamentaux ou au contraire les contredisant, ces expériences sont révélatrices dun appel illimité en même temps que dimpossibilités indépassables. Cette tension est signe et trace en lui dune transcendance. Au point darticulation du vécu de la foi en soi et de la carence dêtre, advient lexigence intérieure "qui sélève du cur". Elle se révèle "comme une poussière impalpable daffections et de motions intellectuelles impossible à agglomérer en un ensemble consistant", ("Mémoire de 1943", p9) aux "mille formes secrètement convergentes".("Vie spirituelle et modernité", p237). A loccasion de ceux-ci sesquisse la possibilité pour lhomme suffisamment recueilli et présent à soi de reconnaître en lintime de lui-même une Présence et une Action mystérieuses qui lappellent. En ce centre actif et en ce lieu passif dun devenir possible seffectue et se situe laffirmation de la foi en Dieu vécue dans lacte de la fidélité à ce qui sollicite cet homme. Seul le pas de la foi justifie une telle reconnaissance et autorise cette affirmation. Le croyant Légaut, très finement précise : "cest une action en moi, qui est de moi, qui ne peut pas être sans moi mais qui nest pas que de moi et je dis quelle est de Dieu". Le chercheur de sens qui, par effort dintériorité, accède à de telles intuitions, se pose à lui-même la question essentielle, "la seule question, ajoute Légaut, centre et pôle de toutes celles qui se ramifient, innombrables autour delles, source de leur complexité mais aussi de leur opacité questionnante et fructifiante" ("Travail de la foi", p73) : "Qui es-tu, homme, jeté dans lexistence, sans lavoir su ou voulu ?". (id, p55). Ainsi formulée, la question ne permet pas de réponse définitive ; elle est faite pour être découverte toujours davantage. Le chercheur, sujet, objet et agent de ce questionnement se mesure à la résistance dune limite : celle du mystère quil est à lui-même. Car lhomme est plus grand que ce quil fait, que ce quil dit, et que la conscience quil a de lui-même. Cest sa grandeur, sa profondeur - et pas seulement sa complexité - qui font problème. Dans lexpérience de la limite, le chercheur atteint lignorance absolue par le plus grand effort de conscience dont il soit capable.
La quête ainsi menée par Légaut est de lordre de la sagesse. Elle en a la fluidité et les approches tâtonnantes. Ce nest pas une philosophie proprement dite car elle se refuse à toute systématisation. En effet, vers la fin de sa vie, Légaut reconnaissait quune anthropologie était sous-jacente à sa réflexion sur la vie spirituelle. Néanmoins, il se refusait à la conceptualiser, la voulant seconde et la déclarant même négative, comme serait négative, jugeait-il, une théologie qui sappuierait sur elle. Toutefois et paradoxalement, sa recherche sexprime dans un discours et une communication. Mais cest en revendiquant son caractère de témoignage. Elle refuse dêtre considérée comme un enseignement, encore moins comme une "doctrine", fût-elle spirituelle. Car, sil y a chez notre auteur recherche intense du vrai, cest à partir dune "base vécue et raisonnée", ("Vie spirituelle et modernité, p187), précaire et infime comme est la vie même de lhomme. Cette conversion de lintention de vérité est celle de lhomme en marche vers son humanité."Remonte le courant de ta vie, de toi seul vraiment connue, quoique sa trame te soit insaisissable, revis ton histoire autant quil test donné", écrit Légaut dans "Travail de la foi" (p. 57).Le "devenir soi", autre nom de "laccomplissement humain", seffectue donc grâce à un travail dinterprétation créatrice du sens de ce que cet homme a vécu dessentiel. De celle-ci naît, aux heures fastes, la préconscience de ce quil aura à vivre. Cette méditation rétrospective et prospective se nourrit des fruits de lappropriation critique, discernante, que cet homme a faite de ce qui lui est venu du dehors : par son insertion dans une société avec les lois, les doctrines, les idéologies, les fonctions et les métiers qui la structurent ; à travers le réseau des relations humaines, proches, électives ou bien communes ; à loccasion des événements et des situations que cet homme a connus ; au sein de la nature elle-même et du Cosmos dont il est issu : bref, tout ce "dehors" qui lui a permis de se constituer dans lêtre et la durée. Par la traversée de ces appropriations, grâce à la foi en soi jointe à lépreuve de la carence dêtre, lhomme accède à lexpérience intérieure de la liberté au niveau de lêtre et devient soi.
La consistance, qui sexprime dans lunité et lunicité de lexistence du chercheur spirituel correspond à ce que Légaut nomme la mission. (cf "Lhomme à la recherche de son humanité", p197). Non pas une mission au sens dun mandat reçu dune autorité extérieure, mais "sa" mission à lui, découverte peu à peu, par maturation personnelle, dinfidélité en fidélité. Mission qui se traduit dans une uvre : celle de sa propre existence quil "épouse" (cf "Prières dhomme", p67), pour ainsi dire, grâce à lintelligence de ce quil a vécu et est appelé à vivre. Et du fait même, mission daide, pour lautre, lorsque, par le témoignage quil donne de lessentiel de ce quil a vécu, ce chercheur éveille ou bien conforte en cet autre, une recherche du même ordre. Mission par laquelle il se trouve associé à lactivité créatrice de Dieu et où lui sont secrètement révélés sa place unique et son rôle dans lunivers.
Jésus de Nazareth
Pour le chrétien Légaut, la lucidité sur soi permise par la foi en soi et la foi en
lautre, ouvre sur la découverte, sans auto-défense, du réel dans sa dimension
tragique. "La cruauté fait partie des structures du Monde, constate-t-il. Le mal est
invincible. ("Méditation dun chrétien du XXè siècle", p306). Aussi,
afin de pouvoir persévérer dans sa recherche sans en être écrasé, lhomme a-t-il
besoin de laide "indispensable et décisive" dun autre qui soit de
sa race et tellement au-delà de soi". Un autre qui le conforte dans sa marche, qui
le révèle à lui-même en se manifestant à lui dans lintime. Pour Légaut, cet
autre est Jésus de Nazareth. ("Travail de la foi", p68). La foi en Jésus
prolonge et soutient la foi en soi. Et ici se marque nettement la distance qui sépare la
recherche et le discours de Légaut de ceux de Teilhard. Comme son devancier, Légaut a
médité les Evangiles toute sa vie, avec passion. Mais venant un demi-siècle après lui,
il a appris à faire une lecture critique de lEcriture, celle quont ouverte,
au tournant du siècle et en dépit de tant de suspicions les sciences historiques,
lexégèse savante et quelques théologiens libéraux. En outre, il avait découvert
et aimé dans sa jeunesse le mysticisme français du XVIIe siècle, en particulier la
manière de Bérulle méditant sur les "états intérieurs" de Jésus.Aussi
bien, pour Légaut, la question essentielle pour un chrétien, fait-elle écho à celle
quil se pose à lui-même : "Qui donc avez-vous été Jésus, vous que tant
dhommes ont aimé, que tant dautres ont haï au point que les uns ont été
conduits à vous adorer et les autres vous ont condamné et crucifié ?". Cette
question porte sur ce que Jésus a vécu réellement ; elle dépasse lhistoire de
Jésus. Elle tente même daller en amont des évangile synoptiques, avant que se
soit élaborée une prédication déjà porteuse dune théologie en puissance. Ce
nest pas un Christ cosmique un "Christ évoluteur", qui passionne Légaut
mais bien Jésus de Nazareth, "alpha et omega de la vie consciente de lhomme et
du croyant", ("Travail de la foi", p71), le Maître ultime, son père selon
lesprit. La question sur Jésus engage à des recherches sans fin sur le dit et le
non-dit des Ecritures et de la tradition, éclairés par lexpérience humaine du
chercheur lui-même. Cest à ce titre que Légaut pouvait parler de "Jésus en
avant de nous", lui dont lapproche et la compréhension se feront toujours au
rythme de lhomme devenant son disciple, dans lunivers mental du temps.
("Lhomme à la recherche de son humanité", p282).
La question sur Jésus, comme la question de lhomme sur lui-même se nourrissent
lune de lautre et grandissent lune par lautre. Légaut ne parle
jamais de connaître Jésus mais bien de lentrevoir, de latteindre, quoique le
mystère de Jésus reste entier. "Ne me touche pas", est-il dit dans le jardin
à Marie-Madeleine au matin de la résurrection. Ce qui suscite en Légaut cette prière :
"Seigneur, par le peu que je sais de vous, vous êtes Celui que je ne puis connaître
quen affirmant sans cesse que je ne vous connais pas. Vous êtes Celui que je ne
peux approcher quen portant sans cesse le sentiment de ne jamais pouvoir vous
atteindre" ("Travail de la foi", p43-44). Atteindre Jésus se fait aussi en
méditant sur vingt siècles de christianisme qui ne sont pas moins importants, pour
comprendre sa vie humaine, que les siècles qui lont précédée et préparée. Sans
cesse, écrit Légaut, réfléchir sur léchec du christianisme et sur sa réussite.
Sur son avenir
Sur le thème de linévitable mutation de lEglise et de la nécessaire conversion personnelle du chrétien qui le rendrait capable de porter les questions de la modernité et daider son Eglise à y vivre, les textes de Légaut abondent et se radicalisent au cours des dernières années. Pour lui, la mission capitale des Eglises est daider les hommes à "sapprofondir". En conséquence il appelle les Eglises à des reconstructions doctrinales et à des refontes institutionnelles, certes, -car ceci relève de lindispensable ("Introduction à lintelligence...du christianisme", p228-229)- mais, son souci primordial est quelles sattachent à lessentiel : en entrant toujours davantage dans lintelligence de ce que Jésus a vécu, dans ce combat entre le vieux et le neuf quil a mené avec vigueur jusquà lextrême de la fidélité. Cette intelligence ouvre sur le mystère de lActe créateur, en acte dans la vie de lhomme et du Monde. Elle appelle à une reconnaissance toujours plus exacte et plus respectueuse de luniversel qui se manifeste dans la singularité de chacun et à travers la diversité humaine. Grâce à ses recherches par effort dintériorité, à son goût pour la profondeur humaine et spirituelle, Marcel Légaut effectue une percée dans un champ de la pensée où dautres grands croyants avant lui, quoique différemment - et le père Teilhard de Chardin, en particulier - déjà se sont trouvés à pied duvre.
Thérèse De Scot
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