Allocution d'ouverture

THERESE DE SCOTT
Directrice du Centre spirituel "Les Collines de Fresneau", Marsanne.

Ceux que jadis Marcel Légaut appelait ses "camarades" et qui aujourd'hui se considèrent comme le groupe de ses amis et lecteurs, ont désiré tenir ce Colloque de Lyon pour marquer le centenaire de sa naissance et mieux faire connaître l'oeuvre de cet éminent chrétien d'Occident.
Toutefois, les organisateurs - et particulièrement Guy Lecomte, président de l'Association culturelle Marcel Légaut - ont jugé avec raison qu'il fallait dépasser l'objectif d'une amicale célébration, de manière à faire connaître plus largement celui dont ils ont beaucoup reçu. Ils ont fait appel à l'Université, réunissant ainsi les conditions d'un premier colloque scientifique. Bien évidemment, ils ont convoqué aussi des témoins, celles et ceux pour qui la rencontre de ce grand spirituel a été un événement décisif de leur vie.
Vous êtes nombreux dans l'assemblée de ce soir, vous les amis et lecteurs de Marcel Légaut. Parmi nous, discrets et combien attentifs, se trouvent plusieurs membres de sa famille, proches par les liens du sang et de l'affection, certes, et plus encore par ceux de l'esprit.
Tous ceux et celles qui, à longueur d'années, se sont approchés personnellement de Marcel Légaut, nous les devinons vaguement inquiets, légèrement sceptiques. Car ils se demandent : Que vont-ils faire de lui, ces experts, - historiens, sociologues, et théologiens,- qui ne l'ont pas longuement fréquenté, qui viennent peut-être de le relire et qui demain le reclasseront dans leurs fiches, après s'être prononcé sur lui en dosant éloge et soupçon ? Comment s'y prendront-ils pour placer sous observation un intellectuel de plein vent, échappé de l'Université ? Faute de pouvoir intégrer dans les courants intellectuels de ce siècle ce chrétien atypique - est-ce un "pélerin" ? est-ce un "converti de l'intérieur" ? serait-il un prophète ? - vont-ils le reléguer aux marges du catholicisme, sur le parvis de cette Eglise, "sa mère et sa croix", dont il espérait, avec d'autres, préparer l'impossible et nécessaire mutation ?
Sous les feux croisés de leurs savoirs, vont-ils prendre au sérieux l'oeuvre d'expérience et de pensée de cet homme si libre, tellement lucide sur la difficulté de devenir chrétien dans ces temps de désenchantement du monde ? Celles et ceux qui, pour l'avoir vu, écouté, rencontré, ont reconnu en Marcel Légaut un témoin, un professeur d'inquiétude pour des chercheurs de l'essentiel, et même un père selon l'esprit, redoutent le diagnostic que poseront les sciences humaines sur l'oeuvre d'un vivant.
Mais voilà justement le thème qui nous invite au discernement : "Quand renaît le spirituel...". Quelles affirmations ou encore quelles questions viendront préciser le sens que suggère ce petit bout de phrase : "Quand renaît le spirituel..." ?
Oui, Marcel Légaut, le mathématicien, le laïc chrétien éveillé à sa mission par Fernand Portal, religieux lazariste, apporte une contribution originale à la renaissance spirituelle qu'il attendait ardemment en ce siècle. Monsieur Portal, c'est la lignée spirituelle de Vincent de Paul. Les lignées sont parfois d'authentiques dynasties. Les reconnaître, sous la précarité apparente de leurs réalisations, n'est-ce-pas comme le sourcier, libérer l'énergie de la foi qui ne veut que faire vivre ?
Par la médiation de Benoît de Canfield, un capucin anglais, Vincent de Paul est certainement un héritier spirituel de François d'Assise. Et Portal, le lazariste et ami des modernistes, familier d'Edouard Le Roy, proche par ce dernier de Teilhard de Chardin, Monsieur Portal, donc, avait aussi "les siens" parmi de jeunes normaliens. Ses héritiers spirituels, bons ouvriers de l'unité chrétienne dans la "maison Europe", ont préparé puis accompagné le concile Vatican II. Marcel Légaut, à sa manière propre, est de ceux-là. Mais il est allé plus loin.

Lorsque dans les années vingt, jeune normalien de la rue d'Ulm, il se lève et suscite une communauté de foi ; lorsque, dans les années trente, il devient écrivain, le mot "vie spirituelle", qui fut longtemps un mot rare du vocabulaire chrétien, est encore suspect en raison d'accointances avec la mystique, dont il diffère pourtant. A mesure qu'avance le siècle, "la vie spirituelle", ascétique et mystique, dont l'expérience ne s'est jamais perdue, s'impose à l'attention des chercheurs. Elle devient objet d'études et de publications. Associé à "intériorité" et "spiritualité", le mot prend sa place et ses lettres de noblesse dans les langues européennes.
Qu'est-ce-qui a conduit Marcel Légaut à mettre "la vie spirituelle" et non la théologie ni l'exégèse au centre de son attention, au point d'en faire la base de sa réflexion sur le christianisme et la mission de Eglises ? Qu'est-ce-qui, à la suite de Portal, lui a fait marquer sa préférence pour l'approfondissement spirituel joint à la recherche intellectuelle, plutôt que pour le militantisme conquérant de l'action catholique ou bien encore, pour l'engagement politique ?

Je répondrais volontiers, au risque de faire court : "Les Evangiles, médités en communauté de foi ; les béatitudes évangéliques, authentiquement vécues...".Dans cette méditation menée à longueur de vie, Marcel Légaut a cherché "ce qui s'était passé quand Jésus était avec les siens". "Ce qui s'est passé, ce qui s'est vécu", ne peut pas être découvert seulement par les méthodes historico-critiques de lecture des textes, quelles que soient les avancées qu'elles permettent dans l'intelligence de ceux-ci. "Ce qui s'est passé quand Jésus était avec les siens" ne peut être saisi par les seules voies de l'interprétation doctrinale. Non! "Ce qui s'est passé", cela même qui est universel, se révèle au lecteur par la prise au sérieux de sa propre expérience spirituelle. Et cette prise de conscience grandit avec la vie de foi et de fidélité du sujet lisant. L'homme de foi habite les écritures et il est habité par elles. Sa manière d'habiter fait en sorte que la limite qui normalement sépare l'agent de l'objet de cette lecture ne se dessine plus qu'en pointillé. Le texte devient médiateur d'une présence de sujet à sujet, de soi à Jésus de Nazareth et de Jésus de Nazareth à soi. Ainsi s'opère un "vivre vrai" avec soi et avec autrui. Ainsi se développe un "penser juste".

La découverte de la question primordiale qu'il pose aux Evangiles n'est pas séparable pour Marcel Légaut d'une rupture de carrière, provoquée et permise par la guerre et la défaite de son pays. Il vivra cinquante ans dans la montagne du Haut-Diois, y fondant une famille, y menant la vie de berger et de cultivateur, et s'enfonçant par une traversée de silence, dans l'aventure du chercheur de l'intériorité.

Partageant, en homme ordinaire, les conditions de vie élémentaires des paysans de là-bas, vaquant aux travaux de sa ferme, il médite sur les expériences fondamentales de la condition huamaine, avec le réalisme de qui ne veut pas se masquer le caractère tragique de la montée vers le réel. Il semble tourner le dos à son siècle. Il n'a pas fait d'enquêtes sur le terrain ni fréquenté les congrès ni fait beaucoup d'érudites lectures avant de prendre la mesure d'une crise de civilisation et d'une crise du christianisme particulièrement dangereuses. Il les ressent en l'intime de l'intelligence et du coeur par une attention extrême, par le mûrissement de reflexions sur son temps, partagées entre amis.

La chrétienté s'effondrait. Le "credo", notre croire commun, n'était plus compris ni admis spontanément comme il l'était jadis. L'Eglise cessait d'avoir autorité sur la conscience commune. Elle n'était plus seule à chercher et dire le sens de la vie. Et même, le vrai pouvait-il s'imposer au niveau d'un savoir et seulement comme une science ? L'acte de croire n'était-il pas à distinguer de l'acte de connaître ? Puisqu'elle appartient à un autre ordre de réalité que l'univers des croyances, la foi se cherchait par conséquent une autre assise.

En écho à ces renversements, Marcel Légaut, le silencieux, a vu se dresser devant lui l'énigme que tout homme est à lui-même : "Quelle est ma raison d'être ? qui suis-je ? qu'est-ce qui est exigé intimement de moi sous peine de reniement ?". Marcel Légaut, "en travail de la foi", s'est mis à l'écriture sur le tard, produisant son oeuvre principale de 1970 à 1990, année même de sa mort.

Hormis dans quelques cercles de lecteurs assidus, qui l'a remarqué, vraiment écouté et compris, même dans son Eglise ? Surtout ne mettons pas en cause sa manière d'écrire, faite de rigueur extrême et de fine intuition, puisqu'elle s'ajuste aux mouvements d'une pensée qui épouse les complexités du réel. Ou alors convenons que c'est la complexité elle-même que nous refusons de voir, par impuissance ou bien par goût de la facilité...
Ce serait une regrettable méprise que de conclure le bilan de l'oeuvre écrite de Marcel Légaut en affirmant qu'il a fini par s'identifier au discours sur la décadence de l'Eglise. Il avait trop d'attachement pour elle, il était trop intelligent de l'avenir pour s'enfermer dans de banales polémiques! C'est d'un recentrement sur l'essentiel dont il avait souci. La vie spirituelle, comme chemin d'accomplissement humain, la vie de foi dont Jésus "l'homme juste, le Saint de Dieu" (Prières d'homme, p.75) est le ferment : voilà où se concentre son combat. De cette vie de foi Marcel Légaut a été le témoin ; prenant appui sur elle, il est entré dans l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme.

Des travaux universitaires ont été produits depuis une vingtaine d'années sur "la foi, selon Marcel Légaut". Aucun n'a suffisamment montré comment un déplacement des présupposés relatifs à l'acte de croire devrait nécessairement renouveler la compréhension et la pratique de ce qu'il nommait "l'indispensable", c'est à dire le gouvernement et l'enseignement dans l'Eglise. C'est en ce point névralgique que se rejoignent les thèses de Marcel Légaut sur la conversion personnelle du chrétien et sur la mutation de l'Eglise. Mettre en lumière les fondements existentiels de sa critique du fonctionnement de l'Eglise, ferait apparaitre du même coup les conditions d'une renaissance spirituelle préparant - Marcel Légaut en portait l'espérance - comme une seconde naissance du christianisme.

Une distinction utile est à noter ici. Dans la mission des Eglises il est des tâches essentielles et d'autres qui sont, non pas accessoires mais au contraire indispensables, telles le gouvernement et l'enseignement. Choisir l'une plutôt que l'autre ne relève pas d'une alternative mais d'une priorité. L'essentiel est prioritaire ; l'indispensable est second, sans être secondaire. Parmi les tâches d'avenir, pour servir son Eglise aujourd'hui, les plus capitales concernent l'essentiel. Et l'essentiel concerne l'accomplissement, sous la motion de Dieu, de chaque être humain selon la singularité de son itinéraire.

Dans le dialogue qu'il a mené voici une douzaine d'années avec le pasteur Alain Wyler, Marcel Légaut s'est vivement préoccupé du changement dans l'Eglise. Les questions qu'avec courage il y soulevait peuvent donner le vertige. L'indispensable de la vie des Eglises devrait, selon Marcel Légaut, se renouveler très profondément. Un immense effort intellectuel et spirituel est maintenant requis de même que des changements majeurs de la pratique pastorale. De telles mutations appellent des prises de conscience plus lucides et plus libres que par le passé. Car l'univers mental de nos contemporains s'est transformé à vive allure alors que les potentialités spirituelles de la plupart des hommes sont restées en jachère.

La tâche pastorale d'aider les hommes à exister dans la dignité et la difficulté de leur condition, de même que le régime d'accès à la vérité de la vie seront bien plus affaires de témoins - de témoins adultes! - que de docteurs. Si nous pouvions lire seuls ou bien en groupe, dans le recueillement et sans autodéfense deux livres publiés par Marcel Légaut dans les années quatre-vingt - le premier : "Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie", qui est un sobre traité - presqu'une algèbre !- de la vie spirituelle pour le siècle qui vient ; l'autre livre "Méditation d'un chrétien du XXe siècle", qui est une sorte de cinquième évangile que chacun aurait a écrire afin de s'approprier tout l'Evangile, nous découvririons non sans étonnement ce qui se passe quand renaît le spirituel, c'est-à-dire lorsqu'un chrétien de la modernité fait de la foi sa plus haute passion. Dans ces ouvrages de Marcel Légaut ainsi que dans quelques autres, le croyant se reconnaîtrait et l'agnostique se sentirait accueilli parce que ces deux êtres qui nous habitent y rencontreraient le frère aîné qu'ils attendaient.

J'évoquais en commençant les lignées spirituelles qui traversent les siècles : François d'Assise, Vincent de Paul, Marcel Légaut... Ce que Vincent affirmait au XVIIe siècle sur la dignité du pauvre, "les pauvres, nos seigneurs et maîtres", disait-il - Marcel Légaut, plongeant dans les Evangiles son regard d'homme du XXe siècle nous le dit de la grandeur singulière de l'homme ordinaire, du tout-venant, en proie à la difficulté d'être, c'est-à-dire de chacun et de chacune de nous.

Les écrits que nous laisse Marcel Légaut sont l'aveu de sa vie. Sa vie leur a donné naissance, consistance et véracité. Il devrait nous être bon d'écouter pour longtemps leur chant de profonde humanité, de foi nue et d'espérance.

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